Crypto: comment le système tente d’éteindre l’incendie

Publié le 19 février 2020
La Suisse a donc toléré pendant des décennies une voyouterie gigantesque de la CIA à partir de Zoug. Celle-ci possédait Crypto AG en sous-main, au début avec le BND allemand. Elle vendait à des dizaines d’Etats et d’entreprises des appareils de codage munis d’une «porte secrète» permettant aux Américains de lire toutes les communications confidentielles de ses clients. Trouble dans le landerneau. Mais la machine à banaliser les scandales est en marche. Surtout, que l’on n’aille pas se poser des questions sur le fonctionnement de l’Etat…

Prétendre que les renseignements helvétiques pouvaient ignorer le dessous des cartes est une farce. Le prétendre, ce serait soit mentir, soit avouer une incompétence invraisemblable. Les ficheurs de la Confédération mettent leur nez partout. Ils ne pouvaient ignorer l’appartenance réelle et l’activité secrète d’une telle entreprise. Qu’a-t-il été dit au Conseil fédéral? C’est encore à creuser. Il y a probablement été présenté une version soft à l’autorité. Qui, embarrassée, a préféré fermer les yeux. Il y a 25 ans déjà, on savait à peu près tout sur cette officine de tricheurs: des journalistes, aux Etats-Unis et en Suisse, avaient dûment enquêté. Ils s’étaient faits rabrouer partout, en particulier à Berne. Entendre aujourd’hui un ex-agent des services prétendre que l’on ignorait le lien de la boutique avec la CIA, au prétexte que c’eût été «trop ahurissant», cela relève du comique troupier… ou de la provocation.

Pour désamorcer la stupeur provoquée par les révélations de la TV alémanique, les lances à incendie entrent en action.

Le premier pas: affirmer qu’il est urgent d’attendre. L’expert désigné rendra son rapport fin juin. D’ici là, espère-t-on, le sujet sera estompé dans l’opinion. Ne surtout pas décider tout de suite d’une commission d’enquête parlementaire.

Autre argument-massue: c’est une vieille affaire qui date de la guerre froide, juste de quoi occuper les historiens. Faux, il s’agit d’une longue saga, mais pas si ancienne. En 2016, le chef du SRC, Markus Seiler (aujourd’hui secrétaire général du DFAE, le bras droit de Ignazio Cassis) vantait les mérites de Crypto AG devant les officiers suisses. Il y voyait, selon ses propos rapportés par la NZZ, «un bon exemple de la façon dont on peut générer de la sécurité sur sol neutre». Piquant, non?

Autre enfumage: déclarer que de toute façon les espions ne cessent d’échanger et de voler des données entre eux. Nous n’avons fait ni mieux ni pire que les autres. Faux: une telle opération systématique, centralisée et prolongée d’espionnage à l’échelle planétaire est unique dans l’histoire.

Enfin apparaît un discours rarement entendu: oui, nous sommes des alliés des Etats-Unis, en réalité nous dépendons d’eux pour notre sécurité et il y avait de bonnes raisons de leur servir de marche-pied. Et puis on n’a pas le choix: on ne peut que se plier aux exigences de la superpuissance. Pourquoi pas? Mais alors pourquoi ne pas en débattre ouvertement plutôt que de brandir sans cesse un concept très élastique de la neutralité? Car il y a aussi beaucoup d’esprits indépendants qui, sans tomber dans l’anti-américanisme idéologique, considèrent que depuis la guerre froide avec l’URSS, bien des choses ont changé, les rapports de force aussi, que rien ne justifie l’àplatventrisme systématique devant les Etats-Unis.

Cela dit, ces révélations autour de l’affaire Crypto ont bien des effets bénéfiques: elles donnent un sérieux coup à la mythologie souverainiste que la Suisse, notamment sous l’impulsion de l’UDC, développe plus que jamais depuis quelques décennies. Le déni de réalité devient trop grossier.

Foin de discours de cantine! Que cela plaise ou non, ce pays vit dans l’interdépendance aussi bien en matière de sécurité que d’économie.

Enfin il ne devrait plus être possible de gober tout cru les discours du Service de renseignement de la Confédération. Cette maison restera longuement entachée par l’affaire des fiches à la fin des années 1980. Elle est loin d’avoir quitté toutes ses mauvaises habitudes. Il y a moins d’un mois, une délégation des commissions de gestion interpelait la conseillère fédérale Amherd: toutes sortes d’irrégularités ont été constatées, des fichages abusifs, des stockages invraisemblables de coupures de presse «suspectes» ont été prolongés au-delà des délais prescrits. La cheffe du département a estimé fondés la plupart de ces reproches.

Cette administration – dont les effectifs sont en constante augmentation, soit dit en passant – a tendance à se constituer en Etat dans l’Etat. Elle a ses propres priorités, pas forcément inspirées par celles du pouvoir politique. Par nature, elle cultive le secret, c’est normal, mais elle le pousse jusqu’à la méfiance face à la curiosité parlementaire.

Ce service a tout fait pour que l’affaire Crypto, jusqu’à une période récente, ne devienne pas un sujet politique. Par son état d’esprit et ses méthodes, il menace le bon fonctionnement de la démocratie.


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Jacques Pilet sera ce mercredi sur le plateau d’Infrarouge (RTS, 21:05) pour débattre, avec Christian Levrat, Christian Lüscher, Solange Ghernaouti et Sacha Zala, des conséquences de l’affaire Crypto sur la Suisse et la neutralité. 

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