La montagne magique de Klaus Schwab

Publié le 22 janvier 2020
Ce n’est pas celle du roman de Thomas Mann qui, à Davos en 1924, explorait les troubles de l’âme et du siècle. Celle du magicien d’aujourd’hui sert de scène à un show mondial et tapageur. Klaus Schwab fête les 50 ans de son forum avec une assurance époustouflante. Il déclare dans une interview à la NZZ qu’il a contribué à «améliorer le monde». En réunissant des dirigeants ennemis, en sensibilisant les plus puissants chefs d’entreprises à l’intérêt général au-delà du leur. Dans le jargon, on appelle ça le management des shareholders value. A-t-il atteint son but? La notoriété extraordinaire de l’évènement, sans doute. L’humanisation du capitalisme? Haha…

Les opposants systématiques au WEF qui y voient le complot des puissants et des super-riches sont à côté de la plaque. Il ne se trame rien, il ne se décide rien là-haut. On y nourrit un immense bavardage. Ce qui d’ailleurs peut avoir son utilité: tous les contacts ainsi noués ne sont pas inutiles. De là à voir un espoir pour l’humanité… quelle folle ambition. Et quelle hypocrisie. Amener dans les mêmes parages Trump et Greta, des chefs d’Etat antagonistes, des milliers de grands patrons plus rivaux que copains, des dirigeants d’ONG pleins de bonnes intentions et en quête de reconnaissance, c’est flatteur pour eux, c’est impressionnant pour le public, ce n’est sûrement pas faire bouger les lignes face aux défis d’aujourd’hui. Rabâcher les discours sur l’enjeu climatique n’incite pas forcément à l’action, à la réelle réinvention de nos modes de production et de consommation. La jeune Suédoise devenue l’emblème incontournable de la cause peut trépigner et distiller sa colère encore longtemps. Et la présidente de la Confédération pourra ressortir plus d’une fois son laïus gentillet sur le même thème.
Il n’y a pas à condamner le raout de Davos. Sans lui le monde ne se porterait pas mieux. Mais le célébrer à tout va, c’est s’interdire la réflexion. On peut ainsi se demander ce que montre ce théâtre et ce qu’il ignore. Les hôtes choisis de Klaus Schwab ont abordé un grand nombre de sujets. Il y en a un qui, comme par hasard, n’émerge pas: l’incroyable et grandissante concentration des richesses. L’injustice fondamentale liée au capitalisme et aux dérives financières  d’aujourd’hui suscite l’indignation dans tant de pays. La seule réponse qu’elle appelle est politique. Elle n’est pas dans les discours apparemment consensuels.
Il y a dans l’esprit de Davos un côté «tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil». Les ennemis dialoguent, les big boss se serrent la main autour d’un coupe de champagne, les super-riches écoutent même les sages portes-parole de la contestation. Une façon d’enfumer les antagonismes profonds.
A preuve de cet angélisme clinquant, l’étonnante présence du WEF sur le réseau social qui fait un malheur chez les jeunes du monde entier: Tiktok. Une plateforme d’échanges chinoise, nourrie de petites videos (pas plus de 60 secondes!). Surtout des jeunes filles qui se trémoussent, des mecs qui jouent les gros bras, des gags minuscules. Mais attention, pas d’érotisme, pas de politique! Des modérateurs chinois veillent au grain. C’est un succès fou. Or le WEF y a sa page, à côté des milliers de minettes et minets, à-côté des starlettes qui, en tête du palmarès des «tiktokers», réunissent des millions d’abonnés. On y trouve de brefs spots sur tout ce qui va bien dans le monde, choisis par quelques-uns des 800 employés de Klaus Schwab. Des Africains qui recueillent le plastique pour en faire des briques, les requins hier menacés qui vont mieux aujourd’hui, Singapour qui est l’économie la plus compétitive du monde, une jeune fille expliquant que les leaders ne sont pas des gentils mais que les meilleurs d’entre eux sont ceux capables d’empathie… On se pince. La page du WEF compte 130 000 abonnés. Pas autant qu’une certaine Loren Gray, 17 ans, sexy et couverte de bijoux, qui en a attiré 38 millions en se trémoussant. Mais pas mal tout de même. La pauvre Greta Thunberg, récemment arrivée, n’en a que… 568.  Il faut dire que le patron chinois et américain de Tiktok, Alex Zhu, reconnaît dans une interview au Spiegel qu’il n’en a jamais entendu parler. Il explique aussi que la politique, ce n’est pas la tasse de thé de la maison. Il faut bien, selon lui, des lieux où on ne l’aborde pas, comme les musées, les théâtres… et sa plateforme géante. 
On ne va pas juger la belle réussite de Klaus Schwab à l’aune de cette communication marginale. Mais celle-ci laisse songeur, non?

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