Etre une bergère en Palestine, au milieu des colonies israéliennes

Publié le 8 septembre 2023

Alayeh Shoaybi avec son troupeau non loin de sa maison près de Deir Ghassan, en Palestine. – © G.S.

En Cisjordanie l'occupation israélienne a des répercussions sur les déplacements et la vie quotidienne des Palestiniens. Malgré les défis, Alayeh Shoaybi, une jeune femme soutenue par l’ONG Anera, a réussi à créer une source de revenus stable pour sa famille en devenant bergère.

Texte de Dario Antonelli et Giacomo Sini, photos de Giacomo Sini


Naser Qadous arrête la voiture au bord de la route, regarde un instant par la fenêtre: «On dirait que c’est fermé, dit-il, déçu, c’est ici qu’on fait les meilleurs falafels». Il reprend alors son guide et, quittant les faubourgs de Ramallah, commence à raconter: «L’une de nos activités les plus importantes consiste à soutenir les femmes dans une perspective d’inclusion sociale et d’autonomisation». Naser Qadous travaille pour l’American Near East Refugee Aid (Anera), la plus grande ONG américaine opérant en Cisjordanie et à Gaza, fondée en 1967 pendant la guerre israélo-arabe. Assise à côté de lui, Nariman Deik, coordinatrice du programme d’autonomisation des femmes d’Anera, explique que leurs projets «s’adressent particulièrement aux femmes divorcées, qui sont les plus exposées au risque d’isolement social».

D’un mouvement souple, les essuie-glaces balaient le pare-brise. Nous roulons sur la route 465 sous une pluie fine. Bien que le ciel soit maussade, le vert de la forêt de pins d’Um Safa transparaît. Naser ralentit et montre la droite de la tête: «C’était un parc pour les habitants de la région, nous venions ici pour faire des barbecues». Par la fenêtre, les arbres s’étendent du bord de la route jusqu’au sommet de la colline. «Maintenant, tout est fermé à cause des colons israéliens. Ils attribuent de grandes surfaces à quelques bergers, qui sont ensuite rendues inaccessibles à toute la population palestinienne de la région pour des raisons de sécurité». Parmi la végétation, on aperçoit une clôture parallèle à la route.

Au nord de Deir Ghassan, Palestine. A l’arrière-plan, à gauche et à droite, deux colonies israéliennes situées en Cisjordanie. © G.S.

Nariman explique qu’au cours des trois dernières années, environ 350 femmes ont été impliquées dans le programme. «Elles nous sont adressées par le ministère palestinien du Développement social, nous les rencontrons et essayons de soutenir leurs idées, leurs projets, de les faire d’abord réfléchir à leur potentiel». C’est ainsi qu’ils sont entrés en contact avec Alayeh Shoaybi, qui est aujourd’hui bergère dans le village de Deir Ghassane. Il peut s’agir du développement d’une activité déjà existante, comme une petite épicerie, ou du lancement d’une nouvelle activité, comme l’élevage d’un cheptel. A l’entrée du village de Nabi Saleh, juste avant le grand panneau rouge qui marque l’entrée dans la zone A de la Cisjordanie, une tour en béton monte la garde, le drapeau israélien flotte sur le toit, et devant elle, un véhicule blindé et des soldats lourdement armés sont déployés. «Le matin, on peut passer, explique Naser, mais l’après-midi, ils ferment la route avec un checkpoint et les habitants de la région doivent faire un long trajet. Pour ceux qui travaillent à l’extérieur, c’est vraiment un problème».

La Cisjordanie, où se trouvent les villages de Nabi Saleh et Deir Ghassane, borde la Jordanie et la région du Levant. Elle est sous occupation militaire israélienne depuis la guerre israélo-arabe de 1967. En 1995, l’accord d’Olso II a abouti à la division de la Cisjordanie en trois zones d’administration, interdisant aux Palestiniens l’accès à environ 60% de la région: une zone A, entièrement administrée par l’Autorité nationale palestinienne (ANP) créée en 1994, une zone B sous contrôle militaire israélien, et une zone C entièrement contrôlée par Israël, où se trouvent également des colonies. Ces dernières sont des communautés civiles où vivent des citoyens israéliens. Elles ont été construites sur des terres occupées par Israël depuis la guerre des Six Jours en 1967 et existent toujours dans les trois différentes zones. La zone C représentait initialement 71% de la Cisjordanie, mais plus tard, en 1998, Israël a retiré 13% supplémentaires de la zone C pour les transférer dans la zone B. Les accords d’Oslo ont entrainé la division de la Cisjordanie en 165 enclaves palestiniennes fragmentaires et une zone contiguë contenant 230 colonies israéliennes dans lesquelles la loi israélienne est appliquée en tant que «loi sur les enclaves».

A gauche, Alayeh Shoaybi. A sa droite, Naser Qadous, membre de l’ONG Anera qui l’a soutenue, dans le cadre de projets d’aide aux femmes et aux familles palestiniennes, et suit Alayeh dans son travail de bergère. © G.S.

La pluie cesse à l’entrée de Deir Ghassane. Nous nous arrêtons devant une maison et un homme s’avance vers nous en sortant d’une petite boutique. Il porte une chemise rayée et nous salue du bras gauche, avec un léger sourire sous sa courte barbe grise et son visage sombre. Il s’appelle Kareem Shoaybi, c’est le mari d’Alayeh. Elle marche sur la route avec son fils, Karam. L’enfant rit et porte fièrement dans sa main un petit nid trouvé sous un arbre.

«Les agneaux ont grandi, nous les avons séparés de leurs mères», explique Alayeh en montrant les deux parties du troupeau. Elle ouvre la porte en bois et les moutons sortent en courant, tête baissée. Ils se faufilent entre les buissons de sauge et les épis d’avoine, le long du mur de pierres sèches, et remontent la route avec la bergère. Quelques dizaines de mètres plus loin se trouvent deux parcelles de terre appartenant à des voisins, juste en face de la maison où Alayeh vit avec sa famille. «Dans le champ de gauche, je fais paître les moutons, dans celui de droite, nous cultivons des céréales de fourrage», explique-t-elle sans perdre de vue le troupeau. «L’aide des voisins est très importante pour nous, dit-elle, nous sommes Palestiniens, il y a une forte solidarité au sein de la communauté». Ainsi, Alayeh n’a pas besoin d’emmener les moutons paître dans les champs à l’extérieur du village, car cette terre est plus que suffisante pour un petit troupeau comme le sien.

Le soleil commence à percer les nuages. Devant la maison, Kareem observe le pâturage, la main gauche derrière le dos, il serre la manche droite de sa chemise rayée, qui est vide. La normalité de ses gestes révèle son histoire douloureuse. Elevé dans une famille de bergers, il a été frappé par la chute d’un rocher alors qu’il était enfant et qu’il faisait paître son troupeau. Cet accident lui a valu l’amputation du bras droit. «Mon mari m’a beaucoup aidée à apprendre à gérer le troupeau, explique Alayeh, c’est aussi grâce à son expérience que nous avons commencé». Alayeh a eu l’idée de devenir bergère lorsqu’elle l’a rencontré: «Nous étions en grande difficulté économique et mon mari, du fait de son handicap, ne trouvait pas facilement de travail, ou du moins il était peu payé. Maintenant nous élevons des moutons, nous en vendons quelques-uns, et avec le lait nous fabriquons du fromage que nous vendons ensuite. Les débuts ont été difficiles, mais tout se passe bien».

Sous un vieil olivier qui se dresse près de la maison, Alayeh sert le thé. Pour ceux qui le souhaitent, il y a de la menthe ou de la sauge à ajouter dans le verre. «Dans mon activité, explique la bergère, je n’ai heureusement pas de problèmes avec les colons. Du moins, pas directement, car je fais paître les moutons sur ces terres. Bien sûr, à quelques kilomètres de là, il y a beaucoup de colonies». Aujourd’hui en Cisjordanie plus de 400’000 colons israéliens (auxquels s’ajoutent plus de 230’000 habitants de Jérusalem-Est) vivent aux côtés de plus de 2,6 millions de Palestiniens. Certains colons sont des sionistes religieux qui croient que la région est leur droit d’aînesse biblique, mais de nombreux juifs laïques ou ultra-orthodoxes se sont également installés dans la région, principalement pour bénéficier de logements moins chers.

Alayeh Shoaybi et son fils Karam. © G.S.

Le gouvernement israélien a récemment décidé que la responsabilité de la procédure de planification des colonies en Cisjordanie serait transférée directement au ministre des Finances Bezalel Smotrich, un partisan ultranationaliste des colonies. La décision supprime également la nécessité d’obtenir l’approbation des hauts responsables politiques tout au long du processus de planification, ne nécessitant qu’une seule approbation initiale du ministre de la Défense. Ce changement intervient alors qu’un comité de planification israélien a déclaré qu’il prévoyait de soumettre à approbation quelque 4’500 unités de logement en Cisjordanie. Ces logements en sont à différents stades de planification et, dans de nombreuses régions de Cisjordanie, il n’est pas rare de voir des grues israéliennes commencer la construction de nouvelles colonies. Le nombre de colons israéliens en Cisjordanie a augmenté de façon spectaculaire au cours des 50 dernières années. Dans les années 1970, leur présence en Cisjordanie n’était estimée qu’entre 1’500 et 10’000. Aujourd’hui, le nombre de colonies s’élève à 132 avec 146 autres avant-postes (colonies établies depuis 1990 sans l’approbation du gouvernement) dans l’ensemble de la zone de la Cisjordanie.

Cela ne signifie pas seulement que les routes sont bloquées et que le village est isolé. «Il y a quelques semaines, poursuit Alayeh, des véhicules blindés et des soldats israéliens sont venus faire des exercices militaires dans les rues de Deir Ghassane. Ils sont aussi venus ici, devant notre maison. Ils n’avaient pas le droit, mais ils l’ont fait quand même». Après une nouvelle gorgée de thé, assis à côté de sa femme, Kareem déclare: «Mon frère est en prison depuis 20 ans, je ne l’ai pas vu depuis tout ce temps, c’est ainsi que l’occupation entre dans nos vies».

Alayeh et son mari Kareem s’entretiennent avec Nariman Deik de l’ONG Anera. © G.S. 

Sur le chemin du retour, nous empruntons la même route, mais le soleil brille. «Les femmes sont au centre du programme, mais notre intervention vise à soutenir l’ensemble de la cellule familiale», explique Nariman. Naser lui fait écho: «Bien sûr! Par exemple, nous avons acheté du matériel de forge pour le fils d’une des femmes qui nous a contactés. Nous avons travaillé sur l’idée de cette femme de fournir à son fils des outils pour apprendre un métier et démarrer une activité».

Nous traversons le rond-point menant à la colonie israélienne de Halamish. Alors que nous passons sur la 465, un soldat, depuis son poste de garde en béton, pointe son fusil automatique vers notre voiture, comme il le fait pour tous les véhicules qui passent sur cette route. Il semble prêt à tirer. «Se perdre ou tomber en panne sur ce tronçon de route peut être très dangereux», commente Naser avec amertume.

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