Funérailles d’Elisabeth II: une douleur bien française

Publié le 23 septembre 2022
Aux funérailles d’Elisabeth II qui doit-on consoler le plus, l’Anglais ou le Français? Réponse malaisée. A estimation de sanglomètre, le flot des larmes semble égal de part et d’autre de la Manche. C’est bien ce qui distingue le Français du Suisse romand. L’un se passionne pour cette festivité funéraire. L’autre se contente de soulever sa casquette.

Disons-le tout net, l’auteur n’avait aucune intention d’écrire ne serait-ce qu’une ligne sur le décès d’Elisabeth II et l’interminable période de deuil qui s’ensuit. Pas concerné. Respect pour une dame célèbre qui n’est plus. Pas moins, pas plus… Qu’a fait Servette samedi?

Mais voilà, il vit en France, l’auteur. Et même au Périgord qui fut jadis terre anglaise et reste aujourd’hui le pays d’accueil préféré des Britanniques. Le Périgord, c’est un peu le Surrey sans le mauvais temps et avec la bonne bouffe. Sans oublier la culture commune du rugby.

Pourquoi un tel déferlement lacrymal?

Dès lors, impossible de faire l’impasse sur ce deuil royal que l’on soit Britt-Perigorder ou Franco-Périgordin. A part les grincements de dents de deux ou trois républicains irréductibles, toutes les conversations convergent vers ce catafalque qui contient le XXème siècle tout entier ou presque.

Ailleurs en France, même chagrin. Dans sa magnifique page publiée par L’Obs le dessinateur Riad Sattouf rapporte les propos d’Esther, une ado française de 17 ans qui clame sa douleur en restant scotchée sur le petit écran où passe en boucle la vie de la Reine. 

Le cœur toujours sec, mais compatissant, Le Plouc se gratte l’occiput. Pourquoi ce déferlement lacrymal? L’explication facile qui vient trop vite sur les lèvres: les Français restent nostalgiques de leurs Rois.

Les charmes de la monarchie

Qu’ils eussent tranché le col à l’un d’entre eux en viendrait même à conférer à la monarchie un charme particulier fait de fierté nostalgique, de remords inavoués et de vague envie de réitérer maintenant ce sacrilège suprême à l’Elysée.

Pour combler le vide royal, Charles de Gaulle a inventé la Vème République qui érige son président élu au suffrage universel en véritable «présimonarque» doté de vastes pouvoirs, tout en symbolisant la France dans sa personne.

La Reine ou le Roi d’Angleterre, a contrario, ne doit en aucun cas prendre part à la décision politique. Le monarque britannique représente la Nation1 dans son intégralité.

La mission impossible du «présimonarque»

Il en est le vivant symbole, même au sens étymologique de ce mot. Dans l’Antiquité grecque, le symbolon se rapporte à un morceau d’argile coupé en deux parties dont deux hôtes conservaient chacun une moitié. Lorsque le membre d’une des deux familles devait se rendre chez l’autre, il présentait son morceau d’argile et le rapprochement des deux pièces ouvrait droit à l’hospitalité de la part de la famille d’accueil.

La Reine et maintenant le Roi d’Angleterre représentent cette partie du morceau d’argile dont l’autre est tenue par leurs sujets. Si le monarque mettait les mains dans le cambouis des décisions, son morceau d’argile se briserait du fait de la conflictualité du débat politique; l’équilibre du Royaume-Uni serait ainsi mis en péril.

C’est tout le drame des présimonarques français: ils portent à la fois le poids des décisions et celui du symbole, ce qui relève de la mission impossible. D’aucuns rêvent donc d’un retour à la monarchie constitutionnelle, laissant au hasard de la naissance le soin d’incarner la France. 

La France: 1378 ans de monarchie et 162 ans de République

Après tout, au fil de sa longue Histoire, la France a vécu 1378 ans sous des monarchies de formes diverses (royauté absolue, constitutionnelle, empire) et seulement 162 ans en République. Nul doute que cela laisse des traces.

Un sondage BVA avait révélé en 2016 que 17% des Français interrogés désiraient le retour du Roi comme garant de la Nation, au-dessus des partis. Un précédent sondage publié en 2007 était parvenu à ce même résultat de 17%. Certes, 80% des sondés refusaient le retour du Roi mais le score des monarchistes était loin d’être négligeable.

Même si l’attachement à la République demeure, chaque Français porte un morceau de sceptre fiché dans sa mémoire. Et faute de Versailles en action, notre voisin se rabat sur Buckingham Palace.

Cela dit, la France n’est pas seule à pleurer sa reine d’Angleterre. Les obsèques d’Elisabeth II sont aussi mondialisées que le fut son couronnement le 2 juin 1953. 

L’acte de décès de l’Empire britannique

L’Empire britannique est mort au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Mais il semblerait que son acte de décès n’ait été signé qu’aujourd’hui, à l’occasion des funérailles de la Reine. Ce n’est pas une page qui se tourne, c’est un volume entier que l’on replace dans la Grande Bibliothèque de l’Histoire.

De plus, le royal trépas intervient au moment même où le déclin de la puissance occidentale devient palpable. Chacune, chacun en Europe et en Amérique du Nord en est plus ou moins conscient. L’Occidental verse aussi une larme sur lui-même.

Tout ce tintamarre exaspérant mais évocateur révèle surtout la force que peut acquérir un symbole lorsqu’il est forgé par un ensemble de rites répétés au fil des siècles. 

Les rois reviennent par la fenêtre de notre inconscient

Le Reine et le Roi ne sont pas seulement des chefs d’Etat, ce sont des archétypes profondément enfouis dans nos mémoires. Des figures à la fois proches, voire intimes, par leur caractère maternel-paternel et éloignées de notre humaine condition par l’aura sacrée qui les nimbe. Cette tension proximité-éloignement agit avec efficacité sur nos inconscients. 

Les Révolutions ont beau chasser les monarques de leur trône, ils reviennent par la fenêtre de notre inconscient. 

Et qui leur a conféré ce nimbe sacré? Les contes pour enfants qui recèlent des forêts de symboles abritant moult archétypes, les films qui en sont tirés, l’enseignement de l’Histoire qui a mis l’accent sur leur puissance et, à titre principal, cette fascination née de l’action de cet archétype royal sur nos plus insondables profondeurs intérieures.

Pas de nimbe sacré pour les Conseillers fédéraux

Evidemment, ce processus archétypal ne marche pas partout. Il lui faut un humus historique à la mesure de sa démesure. Vous imaginez nos Conseillers fédéraux illuminés par le nimbe sacré?

Rien que d’y penser, le rire succède aux larmes! Nous sommes républicains comme on respire. Nul roi Helvète, même pas Divico, chef de tribu. Il y a certes la Principauté de Neuchâtel, possession des Orléans-Longueville, puis du Roi de Prusse. Mais la Révolution du 1er mars 1848 a mis les pendules neuchâteloises à l’heure de la République.

Difficile de trouver un symbole unificateur pour un pays quadrilingue et multireligieux comme la Suisse. 

Guillaume Tell? Il relève plutôt de l’opéra. La prospérité? Ce n’est pas un symbole, c’est un état précaire qui ne présage rien de bon, comme le dirait le docteur Knock. Les institutions politiques et notre démocratie si particulière? Tout au plus un sujet de fierté mais rien ne serait susceptible de l’incarner.

Si la Suisse disposait d’une seule force, ce serait celle-là: l’absence de ce royal archétype qui a fait la puissance des nations au passé monarchique mais dont le poids persistant les entrave aujourd’hui. La Suisse vogue sans gloire mais dans une embarcation que sa légèreté rend solide.


1On peut même ajouter les Nations, les quatre composant le Royaume-Uni et les quinze pays du Commonwealth qui ont désormais Charles III pour chef d’Etat.

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