Pas de raison de s’armer à outrance: la guerre affaiblit la Russie

Publié le 10 juin 2022
Les lobbies militaires et des fabricants d'armes exploitent les images de guerre, prophétisent le pire et imposent leur vision. Sur le plan émotionnel, au vu de l'horreur des combats en Ukraine, il est compréhensible que les politiques s’engagent dans la voie du renforcement défensif et du réarmement.

D’un point de vue rationnel, en revanche, cela n’est pas compréhensible. Deux raisons s’opposent à ce que des milliards supplémentaires soient déboursés pour renforcer nos armements.

1. Il n’était et n’est pas question que la Russie attaque militairement les pays occidentaux voisins.

Les lobbies militaires occidentaux et les entreprises d’armement prétendent certes le contraire, mais il n’y avait et il n’y a pas de signes tangibles en ce sens. Le clan Poutine, le patriarche Kirill et les médias d’Etat ne parviendraient guère, même avec toutes les astuces de propagande, à faire croire aux Russes que la Pologne, les Etats baltes ou la Finlande font également partie de l’identité russe ou qu’il y a là un gouvernement nazi à combattre, qui commettrait un génocide contre les Russes.

En ce qui concerne la Suisse, on ne voit pas pourquoi la Russie l’attaquerait. La Suisse n’a que deux atouts pour attirer les autres pays: son industrie de pointe et les routes transversales alpines nord/sud. Une guerre détruirait ces deux éléments, ce qui rendrait la Suisse sans valeur pour un agresseur et occupant potentiel.

2. Après la guerre d’Ukraine, la Russie ne sera plus en mesure d’annexer militairement des parties d’autres pays voisins.

En trois longs mois et demi de guerre, l’armée russe n’a même pas pu prendre le contrôle de l’ensemble du Donbass et de la côte de la mer Noire. Et maintenant, la guerre détruit une partie notable de l’armée russe1, qui perd des centaines d’avions de combat et de chars ainsi qu’une grande partie de son meilleur personnel militaire. 

De plus, le président américain Joe Biden a l’intention de soutenir l’Ukraine et de lui permettre de se battre jusqu’à ce que la Russie ne soit plus en mesure d’attaquer un autre pays voisin2.

En tout état de cause, l’armée russe sera fortement affaiblie après cette guerre. Le 6 mai déjà, la NZZ titrait: «La Russie a subi de lourdes pertes dans la guerre contre l’Ukraine, qu’elle ne pourra pas compenser». Entre-temps, de nouvelles pertes ont été subies, pendant plus d’un mois. Il faudra des années avant que l’armée russe ne puisse retrouver le même niveau qu’avant la guerre.

La Pologne, les pays baltes, et bientôt la Finlande font partie de l’OTAN. Celle-ci est déjà bien supérieure à la Russie sur le plan militaire et logistique.

L’économie russe sortira également très affaiblie de cette guerre. Outre les coûts élevés de la guerre, la Russie ressent chaque mois un peu plus les conséquences des sanctions drastiques. La capacité de la population russe à souffrir est bien connue, mais elle a aussi ses limites. Pour mener une guerre conventionnelle, il faut non seulement une armée, mais aussi une économie suffisamment forte. 

Ainsi, les faits s’opposent à ce que la Russie représente un danger pour l’Europe occidentale et les Etats baltes ou pour la Finlande dans un avenir prévisible. 

Une exception serait une attaque avec des armes nucléaires tactiques: «En matière d’armes nucléaires tactiques et opérationnelles, la Russie est clairement supérieure», explique à Infosperber l’expert en sécurité et politicien UDC Albert A. Stahel3. Et cela «ne doit pas être sous-estimé». 

Mais ni les chars, ni les avions de combat ne peuvent protéger les populations de telles frappes d’anéantissement nucléaire… Il n’y a donc pas de raison suffisante pour que l’Allemagne doive s’armer pour sa sécurité et s’endetter pour cela à hauteur de 100 milliards d’euros. Et il n’y a pas de raison convaincante pour que la Suisse doive acheter 36 avions de combat américains pour six milliards de francs. Des drones ou des appareils de défense aérienne seraient – dans ce cas – plus adéquats.

De fait, tous ces milliards sont nécessaires de toute urgence pour résoudre les problèmes existentiels de l’humanité. Malgré cela, le Pentagone, les nombreux grands groupes industriels qui fabriquent des armes, ainsi que les soi-disant think tanks et fondations qu’ils cofinancent, continueront à diffuser des récits sophistiqués à destination des politiques et des médias, selon lesquels la Russie de Poutine souhaite restaurer l’ancien empire soviétique et en serait effectivement capable si l’Occident ne s’armait pas massivement.


1Selon le président Zelensky, les Russes avaient déjà perdu 200 avions de combat à la mi-mai (source npr).

Selon la BBC, la Russie a déjà perdu plus de 460 chars sur un parc total de 2’700 chars à la date du 10 avril 2022.

Selon les services secrets militaires britanniques, la Russie aurait déjà perdu à la mi-mai environ un tiers de ses forces armées engagées dans la guerre. La Russie aurait déjà perdu 50’000 soldats par mort, blessure ou captivité. Source: NZZ 19.5.2022. L’Ukrainka Pravda écrit le 2 juin que 30’850 personnes ont été tuées parmi les forces militaires russes. Ces chiffres ne peuvent pas être vérifiés de manière indépendante.

2Le président Joe Biden a déclaré fin avril à Varsovie (cité par le New York Times): «Nous voulons voir la Russie s’affaiblir au point de ne plus pouvoir faire les choses qu’elle a faites en envahissant l’Ukraine … Elle a donc déjà perdu une grande partie de sa capacité militaire. Et une grande partie de ses troupes, en fait. Et nous voulons qu’ils n’aient pas la capacité de restaurer très rapidement cette capacité». 

3Albert Stahel, 79 ans, est un ancien chargé de cours à l’EPF de Zurich et enseigne les études stratégiques à l’université de Zurich. Cet expert en sécurité est notamment membre de l’International Institute for Strategic Studies à Londres.


Cet article a été publié en allemand sur Infosperber.ch le 8 juin 2022.

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