La logique implacable de l’invasion russe (selon le point de vue du Kremlin)

Publié le 4 mars 2022
Alors que la situation dégénérait depuis le 17 février 2022 dans le Donbass, la Russie a reconnu l’indépendance des deux Républiques populaires autoproclamées de Donetsk et de Lougansk (RPD et RPL) en Ukraine orientale, le soir du 21 février. Deux jours plus tard, le 23 février, le président russe Vladimir Poutine annonçait dans une allocution télévisée le début d’une offensive militaire dans le but de «protéger les populations du Donbass» et de «démilitariser» et «dénazifier» l’Ukraine entière. Le calendrier des opérations russes n’est pas un hasard. Il répond en définitive à la réactivation d’une stratégie multiséculaire défendue aussi bien par les faucons américains que par les ultranationalistes ukrainiens, et visant à affaiblir la Russie.

La première date rappelle le 21 février 2014, lorsqu’était signé un accord politique à Kiev entre le pouvoir ukrainien et les représentants de l’opposition, avec la caution des ministres allemand et polonais des affaires étrangères. Accord destiné à mettre un terme à la crise ukrainienne: ces manifestations d’abord pacifiques puis violentes dont tout le monde se souvient sur la place de l’Indépendance (Maïdan) à Kiev.

Il était question dans l’accord d’un cessez-le-feu immédiat, d’une amnistie pour les manifestants ayant occupé des bâtiments publics, du retour à un régime parlementaire (retour à la Constitution ukrainienne de 2004 accordant moins de pouvoir au président) et d’une élection présidentielle anticipée. 

Les opposants les plus extrémistes ne l’entendaient pas de cette oreille, dont un certain Dmytro Iarosh, fondateur du groupe paramilitaire d’extrême-droite Pravyi Sektor (Secteur droit) en novembre 2013, et qui est toujours actif aujourd’hui en tant que commandant de l’Armée des volontaires ukrainiens ainsi que, dit-on, conseiller de l’Etat-major des Forces armées ukrainiennes. C’est également lui qui avait déclaré en février 2015 que les accords de Minsk II étaient inconstitutionnels et qu’il ne déposerait pas les armes. 

La réponse du berger à la bergère

La deuxième date, le 23 février 2022, lorsque Vladimir Poutine annonce le lancement de l’opération militaire russe en Ukraine, correspond au 23 février 2014: le président du Parlement ukrainien, Oleksandr Tourtchinov, devenait alors président de l’Ukraine par intérim, suite à un «coup d’Etat» poussé par les forces extrémistes ultranationalistes et néo-nazies, selon la partie russe et pro-russe. Connaissant le formalisme historique de Poutine, il y a peu de doute sur le fait que le choix de cette date est un message adressé directement aux personnes concernées. Les chancelleries occidentales ayant gardé une certaine conscience historique doivent le savoir.

Pourquoi ce message? Tourtchinov est resté à cette fonction présidentielle jusqu’en juin 2014, accédant par-là même à celle de commandant des Forces armées ukrainiennes. A ce titre, c’est lui qui a déclenché l’opération dite anti-terroriste de grande envergure dirigée contre les régions russophones du Donbass à velléité séparatiste, sous la houlette du Service de sécurité de l’Ukraine (SBU). Ce qui conduisit à une guerre jamais terminée jusqu’à nos jours. Une guerre dont les habitants de Kiev comme de Moscou se désintéressaient au fil du temps. 

Il semble donc que le Kremlin réponde mot pour mot, symétriquement, aux camouflets qui lui ont été distribués en 2014. Suivant cette logique, on ne serait pas étonné que le programme doive se conclure, avec la prise de contrôle de Kiev, par le retour à l’accord de 2014. Ce sera l’organisation d’élections. Et ce sera surtout l’annonce d’un… «Printemps russe»! Ceci, par allusion aux «révolutions colorées» dans le monde, dont on sait ce que pense Vladimir Poutine. Lui qui avait déclaré il y a plus de quinze ans déjà savoir que se tramait une de ces révolutions téléguidées contre son pays.

Ce serait évidemment un formidable pied de nez à l’impérialisme étatsunien perçu comme ennemi de la Russie par le Kremlin. Nul ne peut prévoir toutefois le cours de la guerre. Et il sera tragique, quoi qu’il advienne, qu’il ait fallu en passer par elle.   

Comprendre plus loin, le nouveau Grand Jeu

Dans cette histoire, même la fine analyse historique d’Hélène Carrère d’Encausse a pris du plomb dans l’aile. Personne ne s’attendait à une réelle invasion russe de l’Ukraine. On pourra spéculer indéfiniment sur la raison précise qui a poussé Vladimir Poutine à prendre cette décision. Mais il y a une façon de comprendre cette évolution non pas en regardant du côté du Kremlin, mais du côté de l’ultranationalisme ukrainien qui a intégré la dimension stratégique séculaire employée par les ennemis de la Russie. 

De Mackinder en 1904 à Piłsudski en 1919, jusqu’aux stratèges de la guerre froide et dernièrement aux faucons américains et aux nationalistes ukrainiens, la stratégie n’a jamais été abandonnée d’affaiblir la Russie par le moyen d’une union des pays situés en Europe de l’Est, allant de la mer Baltique à la mer Adriatique (entre la Pologne et la Yougoslavie) en passant par la mer Noire. Ce troisième espace de la «moyenne Europe» ou troisième bloc de pouvoir entre l’Allemagne et la Russie en particulier, est imaginé au lendemain de la Première guerre mondiale, à l’époque du démembrement de l’Empire austro-hongrois. Cette idée d’un «pays entre les mers» ou Intermarium a notamment été lancée par le chef de l’Etat polonais Józef Piłsudski dans les années 1920, puis elle a été reprise et réinterprétée par les Allemands du Troisième Reich. Mais pas seulement.

Cette conception de la géographie du pouvoir a été réactivée en 2000, selon l’historienne française Marlène Laruelle. Et ce sont des Américains comme George Bush et Donald Rumsfeld, puis Donald Trump lui-même, enfin les John McCain et autres distributeurs de petits pains sur la place Maïdan, jusqu’à Joe Biden à l’heure actuelle, qui ont jugé qu’une «nouvelle Europe» centrale et orientale plus pro-atlantiste que la «vieille Europe» occidentale permettrait de briser une attitude trop conciliante de celle-ci avec la Russie. 

Le terme historique d’Intermarium a été réutilisé par exemple par l’ancien commandant de l’armée américaine en Europe (USAREUR), le général Ben Hodges, pour décrire la stratégie de l’armée américaine en Europe centrale et orientale. Il a été ensuite repris à une échelle beaucoup plus large par les Polonais du parti Droit et justice (PiS) ainsi que par les mouvements d’extrême-droite ukrainiens dans le sillage de l’Euromaïdan. 

Le nationaliste ukrainien en phase avec l’étatisme étasunien

C’est là où on en revient à Dmytro Iarosch, cité plus haut. Il est frappant de constater à quel point son ultranationalisme et celui de ses coreligionnaires correspond, point pour point, à cette conception. Le 16 janvier 2022, il écrivait sur son réseau social (nous sommes donc bien avant l’invasion russe de février): «A en juger par les déclarations et les actes, la position la plus anti-ukrainienne est occupée en ce moment par l’Allemagne. Elle bloque les livraisons d’armes à l’Ukraine; elle force à exécuter les ‘’accords de Minsk’’ illégitimes sous le joug de Poutine; elle veut éliminer le futur concurrent géopolitique en Europe, empêchant la création de l’Union de la mer Baltique et de la mer Noire», etc. 

Iarosh reprend à son compte le concept d’Intermarium, imaginant une «grande» Ukraine au centre de ce dispositif antirusse. Si cela n’était que ça. 

Le 4 février 2022, il louait «l’union militaire et politique du Royaume-Uni, de la Pologne et de l’Ukraine», suggérant qu’elle pourrait être élargie aux pays de la Baltique, à la Suède, la Géorgie et l’Azerbaïdjan, ajoutant: «ce serait génial si la Turquie rejoignait cette alliance» qui serait «la formation de la même union stratégique contre notre éternel ennemi, la Russie et la Chine qui n’apportent rien de bon au monde». 

Ses délires géopolitiques s’accompagnent d’un racisme antirusse primaire et ultra agressif. Il ne cesse de comparer les dirigeants actuels de la Russie à des «restants d’esclaves» des empires mongol, tatar, allemand, maintenant… Le 9 février, il indique qu’un groupe de snipers tactiques de son armée volontaire ukrainienne est entré en action: «les garçons et les filles sont partis chasser parce que c’est tellement nécessaire…» Le groupe s’appelle Brakonieri (rappelant d’anciennes chasses à l’époque de la Seconde guerre mondiale). 

Le 20 février, Iarosh prônait «l’unité de la Nation et la mobilisation maximale des ressources spirituelles, matérielles, humaines, pour contrer l’agression de la Russie» en ces termes: «les dirigeants de l’Etat doivent appeler les citoyens ukrainiens à se préparer pour une guerre totale contre l’éternel ennemi – l’Empire russe: les Ukrainiens doivent détruire l’agresseur partout où il apparaît. Le sol va brûler sous les pieds de ce p***! La tâche de chaque Ukrainien est de tuer autant d’envahisseurs que possible… Frères et sœurs, soyons prêts pour la bataille sacrificielle pour l’avenir de notre nation et de notre Etat! Pour nos enfants et petits-enfants! Pour les feux de joie et les autels de la maison!»

L’invasion russe n’existait pas encore mais elle était annoncée par les services de renseignement américains. Si personne n’y croyait encore, Dmytro Iarosh semblait bien s’y préparer déjà. Vu a posteriori, cela ne devait pas déplaire aux va-t-en-guerre mis au parfum, d’où qu’ils soient. 

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