Les sanctions de la honte contre les artistes et sportifs russes

Publié le 4 mars 2022
Depuis lundi, une série d’exclusions a frappé les artistes et athlètes russes. Interdits de scènes ou de compétitions internationales, ils paient pour les agissements de leur gouvernement, dont ils ne sont pourtant pas responsables. Disproportionnées et iniques, ces sanctions sont indignes de l’Europe. Elles auront des répercussions profondes sur les relations culturelles avec la Russie à l’avenir.

Sidération et indignation. Tels sont les deux sentiments qui peuvent naître au moment de qualifier les attaques inédites que subissent les artistes et sportifs russes et biélorusses depuis quelques jours. Bien sûr, l’invasion militaire russe de l’Ukraine se doit d’être condamnée avec la plus grande fermeté. Personne ne peut décemment cautionner un tel usage de la force, quelle que soit par ailleurs la vertu à géométrie variable des BHL et autres commentateurs de pacotille écumant les plateaux de télévision sous nos latitudes. Une fois cela posé, cependant, un autre constat est indéniable: la guerre totale livrée contre la Russie dépasse toutes les limites de l’entendement. Et doit donc être dénoncée avec autant de vigueur.

Après avoir instauré une discrimination en fonction du statut vaccinal, les puissances occidentales ont introduit une discrimination en fonction de la nationalité, en instrumentalisant le monde de la culture, du sport et des médias pour punir Moscou et Minsk. C’est ainsi que la Russie a été bannie du concours de l’Eurovision, tandis que les danseurs du Ballet du Bolchoï ont vu leurs représentations sur les scènes occidentales annulées. En France, des questions se posent sur la collection Morozov exposée jusqu’au 6 avril à la Fondation Vuitton, tandis qu’à Marseille, le Théâtre Toursky a annulé le 26ème festival russe, qui devait avoir lieu ce mois.  

Valery Gergiev, le chef d’orchestre à la renommée mondiale, est lui désormais ostracisé. Considéré comme un vulgaire paria pour avoir refusé de condamner l’intervention russe en Ukraine. Devant son silence, les annulations se sont enchaînées: le Festival de Lucerne a biffé de son affiche l’Orchestre du Mariinsky, que le maestro devait diriger en août prochain. Le même jour, Gergiev a été remercié de son poste de directeur musical au Verbier Festival, qu’il occupait depuis 2018.

L’Opéra de Bavière a également décidé d’annuler les représentations de la soprano russe Anna Netrebko, prévues pour juillet. L’ambassadeur d’Ukraine en Allemagne, Andrij Melnyk, avait un peu plus tôt appelé sur Twitter les spectateurs allemands à boycotter sa performance prévue à la Philharmonie de l’Elbe de Hambourg. Celle-ci a finalement été reportée à septembre 2022. La chanteuse de nationalités russe et autrichienne devait aussi se produire en mars à la Scala de Milan, puis à Zürich. Face à ces annulations, la diva de 50 ans a informé qu’elle renonçait aux concerts «jusqu’à nouvel ordre».

Le monde du sport n’est pas en reste. Le Comité international olympique (CIO) a recommandé lundi de bannir les Russes des compétitions sportives ou, à tout le moins, de les empêcher d’y participer sous la bannière de leur pays. L’équipe nationale russe de football a ainsi été exclue du mondial au Qatar, tandis que les joueurs de tennis ne pourront participer à la Coupe Davis et la Billie Jean Cup, deux compétitions dont la Russie est tenante du titre. Cette suspension s’applique aussi à la Biélorussie, et a été prise «pour une période indéterminée».

La Badminton World Federation et Badminton Europe ont été plus loin en excluant les athlètes, coaches et officiels techniques russes et biélorusses de tous les tournois internationaux. Même sanction pour les patineurs artistiques. Le 1er mars, les rugbymen ont également été interdits de toute participation aux compétitions internationales. L’adhésion de la Russie à World Rugby a été suspendue sans limitation dans le temps, ce qui entraîne la fin des minces espoirs russes de qualification à la Coupe du monde de rugby, qui se disputera en France en 2023.

Ces exclusions font écho à l’interdiction officielle des médias russes RT et Sputnik sur le sol de l’Union européenne (mais pas en Suisse). Soyons clairs là aussi, il s’agit d’une atteinte aux principes de la liberté de la presse et de la liberté d’opinion. Une censure qui pourrait avoir de lourdes conséquences pour le pluralisme intellectuel. Et ouvrir la porte, plus tard, à une limitation des médias qui, dans le débat public, refuseraient de relayer certains récits propagandistes propagés par le pouvoir politique.

Face à ces décisions, la consternation est de mise. Que l’on proteste contre l’agression ordonnée par Poutine est une chose. Bannir les Russes et Biélorusses de toutes les scènes et compétitions internationales est plus qu’une faute politique. C’est une honte, dont les répercussions auront des conséquences à long terme sur les relations entre l’Europe et le monde russe. Quelle peut être la légitimité de punir des individus en raison de leur seul passeport, pour des agissements politiques dont ils ne sont pas responsables?

Ces interdictions posent également la question de l’indépendance des milieux culturels et sportifs face aux intérêts économiques et géopolitiques. La culture ne peut avoir de sens que si elle évolue en marge de ces intérêts. Seule une indépendance radicale peut garantir une production culturelle de qualité et la naissance d’œuvres et de discours intellectuels mettant en perspective les grands enjeux de notre temps. 

La critique de l’ingérence russe dans les médias et la culture est généralement de bon ton parmi les intellectuels occidentaux bien-pensants à la solde des pouvoirs. Il serait temps d’éviter les travers que l’on reproche à l’ours russe. Et de balayer un peu devant notre propre porte.

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