Publié le 25 février 2022
Ayant lancé son armée à l'assaut de l'Ukraine, la Russie jure ne pas craindre les sanctions occidentales. Elle jouit de solides réserves dans de nombreux domaines stratégiques. Mais, selon le journaliste économique Yves Genier, en réponse à l'analyse de Guy Mettan, sur la durée, le pays de Vladimir Poutine est du côté des perdants. Revue des forces économiques en présence en nouveau temps de guerre d'agression.

Sur le terrain les choses semblent dites: face aux chars, missiles et jets dernier cri de l’armée russe et ses passé 130’000 hommes lancés à l’assaut, l’Ukraine n’a guère de chances de résister. Tous les experts l’accordent. Mais il est un autre terrain où le rapport de force n’est pas aussi favorable à Moscou, celui de l’économie. Quoiqu’en dise le Kremlin, ses supporters et ses clients.

La Russie est un grand pays, la douzième puissance économique mondiale si on la mesure par le produit intérieur brut (PIB), l’indicateur le plus couramment employé en dépit de ses imperfections. Dans une analyse parue mercredi dans L’Agefi, et ce jour dans BPLT, Guy Mettan a raison d’affiner ce constat en l’ajustant à la parité de pouvoir d’achat, qui rehausse encore la puissance économique du pays, soulignée aussi par l’immensité de son territoire et de ses ressources technologiques et en matières premières. Le monde l’a bien compris, qui a porté le baril de brut au-delà de 100 dollars, et le boisseau de blé le niveau record de 9,26 dollars le boisseau (25 kilos), sitôt la nouvelle de l’agression de l’armée russe connue jeudi matin.

Qui, plus est, la Russie jouit d’une situation macroéconomique et financière plus saine que la moyenne des pays développés. La balance commerciale est bénéficiaire (26,7 milliards de dollars), la dette publique est extrêmement basse par rapport aux pays développés (17,6% du PIB), les réserves de change sont très élevées (630,2 milliards de dollars). Les experts s’accordent depuis longtemps à dire que si le pays était exclu du système interbancaire SWIFT, comme l’envisagent très sérieussement les Etats-Unis et les Européens, le système bancaire domestique pourrait compter sur un système alternatif, SPFS (System for Transfer of Financial Messages), mis en place depuis 2016. Dire que la Russie est un colosse qui ne se laisse pas facilement impressionner tient du truisme.

Faiblesses structurelles

Un colosse aux pieds d’argile, pour reprendre la vieille image. Une fragilité qui réduit fortement ses chances de soutenir un effort de guerre sur la durée Les marchés financiers en sont bien conscients: les bourses et la monnaie russes ont chuté bien davantage que leurs homologues occidentales lors du premier jour de la guerre. Si le rouble était une monnaie-refuge, cela se saurait!

La principale ressource du pays est la vente de pétrole et de gaz. Or, les principaux clients sont ces fameux Européens que l’on présente si dépendants. La Chine pourrait-elle racheter ce gaz que ces mêmes Européens boycotteraient? Certainement, à un problème près: les capacités de transport vers l’Empire du Milieu sont six fois moindres que celles développées depuis des décennies vers l’Ouest, selon le dernier numéro de The Economist.

L’activité manufacturière, présentée comme la colonne vertébrale de la puissance économique d’un pays, est faible en Russie: elle ne représente qu’un dixième du PIB, soit une proportion de moitié moindre que celle de la France, un pays qui souffre pourtant de désindustrialisation. Aucun grand groupe industriel russe ne rivalise avec un Volkswagen allemand ou avec un Boeing américain, ni en taille ni en rayonnement international.

Ce déséquilibre de la composition économique se reflète dans la composition des grandes entreprises russes: sur les dix plus grandes, quatre sont actives dans l’extraction et la commercialisation de pétrole et de gaz, deux sont des banques, deux sont de grands distributeurs, genre Coop-Migros. L’on y trouve aussi les chemins de fer. Et, enfin, un groupe technologique.

Le pays, enfin, est très mal classé pour les question de gouvernance. Cela nuit à l’efficacité de son économie, de son administration et amoindrit la qualité de vie de sa population. L’ONG Transparency International le classe parmi les 25% de plus mauvais élèves à son indice de perception de la corruption. La Banque mondiale le classe certes à un honorable 28ème rang pour la facilité à y faire des affaires, mais tant l’IMD que le World Economic Forum le classent respectivement au 45ème et au 43ème rang en matière de compétitivité.

Deux fois la Suisse

Alors, bien sûr, la Russie est au deuxième rang mondial en matière de production d’armes. Mais le numéro un reste les Etats-Unis. Un pays qui se classe, là encore un truisme, loin devant dans tous les autres, dans les classements énumérés ci-dessus, pour le meilleur comme pour le pire. Enfin, en terme de production de richesses calculée par le PIB, l’addition des économies occidentales déterminées à sanctionner la Russie (Etats-Unis, UE, Royaume-Uni, Japon) est… 28 fois supérieure à celui du pays de Vladimir Poutine.

L’économie russe est certes nettement plus solide, puissante, mieux organisée et protégée qu’il y a vingt ans. Mais elle ne représente jamais que deux fois celle de la Suisse, alors que le pays est 16,5 fois plus peuplé. Très solidement basée sur des activités dont l’importance stratégique n’échappe à personne (énergies, armement), elle accuse un retard croissant en matière technologique, qu’un isolement accru du fait de sanctions renforcées ne ferait qu’accentuer. Les hackers russes ont démontré leurs capacités de nuisance. Mais en face, il y a la Silicon Valley et tous ses avatars occidentaux. L’armée russe peut envahir son faible voisin (au PIB comparable à celui de… la Suisse romande). Mais le coût d’une guerre longue pourrait bien être trop élevé pour une économie russe qui n’en a sans doute pas les moyens.

Idéologie et réalité

L’historien français Olivier Wieviorka s’est attelé à comparer les potentiels économiques des belligérants de la Seconde guerre mondiale. Celui de l’Allemagne nazie, on le sait, avait été grandement accru par la politique protectionniste du IIIe Reich et optimisé par l’Organisation Todt. Mais cela n’a pas suffi face à l’immensité des ressources cumulées des Alliés occidentaux et… des Soviétiques.

Le seul argument en faveur de Vladimir Poutine est le manque de motivation profonde des Européens et des Américains pour aller au combat pour l’Ukraine, d’où ses tentatives de diviser le camp occidental pour mieux faire valoir ses vues. Mais le maître du Kremlin, comme son intervention télévisée du mardi 21 janvier l’a démontré, se laisse aveugler: il privilégie son idéologie agressive aux réalités macroéconomiques. Ce sera sa perte.

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