Au chifoumi, l’artiste gagne, l’empereur perd!

Publié le 12 novembre 2021

L’Arc de Triomphe empaqueté par Christo et Jeanne-Claude, sur la place de l’Etoile à Paris, du 18 septembre au 3 octobre dernier. – © Michel Finsterwald

L'idée de ce tas de cailloux qu'est l'Arc de Triomphe, on la doit à Napoléon. L'idée de la feuille textile qui l'enveloppe, on la doit à Christo. Au chifoumi, la feuille bat le caillou.

Paris à l’automne, un évènement plus rare qu’une éclipse solaire: l’«empaquetage» de l’Arc de Triomphe. Un projet de soixante ans se concrétise. Christo et Jeanne-Claude – bienheureusement associés dans le titre de leur exposition – voient de leur petit nuage un rêve s’accomplir. Christo Vladimiroff Javacheff et Jeanne-Claude Denat de Guillebon. Un couple, un duo, une force.

© Fred W. McDarrah.

Christo – et Jeanne-Claude – est un OVNI pour l’Art contemporain. Inclassable. Rejeté à ses débuts (comment accepter qu’emballer un objet, si grand fût-il, soit de l’art?), il doit sa gloire au succès populaire qu’il rencontre, à chaque création. Flirtant avec l’Art conceptuel, il ne se reconnait pas dans ce mouvement: l’esthétique de l’objet est pour lui de première importance. L’étiquette du Landart ne lui convient pas non plus, ni celle de l’Art Brut; sa «folie» (il faut être un peu fou pour oser ce qu’il ose) n’est pas pathologique, elle guide ses concepts, ses idées, ses réalisations. Ce qu’il produit, c’est de la liberté, de l’émerveillement. Il a posé son œuvre, elle est unique, il est unique, ils sont uniques.

Quelques œuvres

Créateurs d’œuvres par nature monumentales et éphémères, le couple a installé un «rideau de tissu» long de quarante kilomètres dans le désert de Sonoma, a barré une vallée du Colorado avec un barrage de toile orange, a entouré des îles de la baie de Byscagne d’une ceinture de polypropylène rose, a empaqueté le Pont-Neuf à Paris, puis le Reichstag à Berlin, et, dernièrement, en 2016, a déroulé une promenade flottante sur le lac d’Iséo. Cette dernière reliait la rive à l’île San Paolo; plus d’un million de personnes ont marché sur les eaux, ont déambulé pendant quinze jours sur une bande flottante de tissu orangé de trois kilomètres de long. 

Entendons l’artiste parler de ses œuvres: «L’urgence d’être vues est d’autant plus grande que demain tout aura disparu… Personne ne peut acheter ces œuvres, personne ne peut les posséder, personne ne peut les commercialiser… Notre travail parle de liberté.» Accès gratuit à tous, autofinancement, pas de subventions, impact médiatique maximal, le rêve de tout ministère de la culture. Nous sommes avec Christo dans une zone grise des arts. Conceptuel, Landart, nouveau réalisme, l’idée est de dévoiler une autre façon de voir les choses, de voir le monde. On aime ou on déteste. 

Le dernier projet

1962, les artistes conçoivent le projet. 

2021, Paris l’enfante. Post mortem. RIP Christo, RIP Jeanne-Claude. 

Le projet d’empaquetage de l’Arc de Triomphe, 1962-1963. Photo © Succession Christo et Jeanne-Claude, Centre Pompidou, Paris 2020.

La première version de «l’Arc de Triomphe empaqueté» est un choc existentiel. On ne va pas discuter des goûts et des couleurs, mais certains regretteront les concessions faites à l’esthétiquement correct du projet final: l’Arc de Triomphe pouvait-il être emballé comme un paquet mal ficelé et cabossé d’Amazon? Difficile à faire passer, dommage. Peut-être la mouvance post-avant-garde aurait-elle pu avoir le dessus dans les années 60, peut-être l’iconoclastie qui habitait alors le créateur n’a plus sa place aujourd’hui? Tant pis, on se contentera d’un Arc habillé par un couturier bon chic-bon genre; ça reste du Christo, c’est lui qui tenait le crayon, ça reste rebelle, ça reste beau.

La terrasse

Sur la terrasse de l’Arc, il fait nuit. Le tissu argenté multiplie la lumière de quelques éclairages discrets. Des ombres de spectateurs se fondent dans un climat mystérieux. J’entends parler anglais à ma gauche : un accent américain répond à un accent allemand. Curieux de savoir ce qui attire l’étranger sur cet étrange objet où le contemporain efface le néo-antique, je me glisse dans la conversation. Elle, Laureen, vient de Manhattan. Upper-East-Side. Eux, Ralph et Cornelia, viennent de Münster, Upper-Germany. Ils ont fait le voyage exprès pour Christo qu’ils vont flairer sous toutes ses coutures une semaine durant. Amis de longue date, ils ont profité de cette occasion pour se retrouver.

M.F.: «Vous êtes venus à Paris spécialement pour voir l’Arc de Triomphe «empaqueté» (terme officiel français; entre initiés, c’est Arc de Triomphe «wrapped»)?»

Ralph: «Oui, spécialement pour ça. En 2016, nous nous sommes aussi spécialement déplacés à Iséo pour voir ses pontons sur le lac. Chaque fois que c’était possible, nous avons voyagé à travers le monde pour voir ses œuvres.»

Laureen: «Ralph et Cornelia m’ont invitée à me joindre à eux. Sans Christo, je ne serais pas là aujourd’hui. Avec le côté exceptionnel de cet event et l’idée de rejoindre mes amis, je n’ai pas hésité une seconde à faire mes bagages et ce long voyage. Habitant New York, j’ai bien sûr vu aussi les Gates de Central Park.»

Les ombres de la nuit. © M.F.

Alors oui, l’événement draine des foules, mon hôtelier me le confirmera. Oui on retrouve la joie enfantine, oui on frémit d’émerveillement devant cette beauté insolite, inattendue. Le week-end, la place de l’Etoile devient piétonne. Une nostalgie de dimanche-sans-voiture que les anciens ont connu; les arbres respirent. 

© M.F.

Les voûtes de tissu se croisent, la lumière se fait subtile, la vision géométrique. Tout regard rêveur perd ses repères, tout regard marin scrute des détails de cordes, de nœuds. Christo a tout dessiné, y compris les plis dit-on.

Labyrinthe poétique… © M.F.

… et nœuds à prestance marine. © M.F.

Christo décéda en 2020, à New York, comme Jeanne-Claude, onze ans plus tôt, au même endroit. On ne sait pas où se trouvent leurs tombes, personne ne les empaquettera. Seul lui en aurait eu le culot et le talent! 

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