Wuhan: la voix de la quarantaine

Publié le 19 avril 2020

Wuhan, province du Hubei, le berceau de la pandémie de Covid-19. – © Yohann Agnelot via Flickr CC

L’auteure chinoise Fang Fang rédige depuis fin janvier son journal de confinement depuis Wuhan, où elle vit. Un affront pour nombre de ses compatriotes, qui perçoivent ce témoignage comme une trahison faite à la nation.

Fang Fang, de son vrai nom Wang Fang, est née en 1955 à Nankin. Elle vit depuis plusieurs années à Wuhan, dans la province du Hubei, où elle a fait ses études. Ce n’est donc pas une étrangère à la ville de 11 millions d’habitants d’où est partie, fin 2019, la pandémie de coronavirus. 

Présidente de l’association des écrivains du Hubei, lauréate en 2010 du prix Lu Xun (le plus prestigieux prix littéraire décerné en Chine), Fang Fang est traduite en plusieurs langues, et publiée en France. Ses romans, Une vue splendide (1995), Soleil du crépuscule (1999) ou encore Funérailles molles (2019) ont rencontré un succès d’estime. 

Sur Weibo, l’équivalent chinois d’une plateforme hybride entre Twitter et Facebook, très populaire, elle publie dès la fin du mois de janvier et la mise en quarantaine stricte de la ville, son journal. Elle tient la chronique de la vie et de la mort dans sa ville, mise à l’arrêt durant 11 semaines au total. Le New York Times en publiait cette semaine des extraits. Chaque entrée est précédée du décompte des cas de coronavirus et des victimes dans la ville de Wuhan. Elle décrit l’anxiété des habitants, désemparés par la situation, la brutalité avec laquelle la maladie terrasse certaines de ses connaissances, parfois en quelques heures. Ailleurs, c’est par ses souvenirs d’un autre temps où Wuhan était animée, ses courses dans son quartier, où les vendeurs de légumes sont toujours ouverts, qu’elle veut redonner du baume au coeur de ses lecteurs.

Elle se montre aussi plus offensive. Dans un billet du 4 février, elle rappelle que la Chine aurait dû tirer les leçons de l’épidémie de SRAS en 2003. «L’ennemi, ce n’est pas seulement le virus. Nous sommes aussi nos propres ennemis, et les complices du crime. (…) 2003 aurait dû nous servir de leçon, au lieu de cela, les faits ont été très vite oubliés. Oublierons-nous aussi 2020? (…) La question est: voulons-nous vraiment nous réveiller?»

En date du 7 février, elle salue la mémoire de Li Wenliang, médecin, lanceur d’alerte et décédé du coronavirus après avoir été contraint de se taire par le pouvoir chinois. 

Et le 24 mars, jour de l’ouverture de Wuhan, elle annonce qu’elle met fin à son journal, mais ne cessera pas d’écrire, et dit: «Peu importe ce que les officiels peuvent penser, nous, résidents de Wuhan, confinés chez nous pendant plus de deux mois, témoins de ces moments tragiques, avons la responsabilité et le devoir de demander justice pour les morts.» 

Les journalistes étrangers ayant, à une exception près, été évacués rapidement du foyer d’infection, les témoignages de l’intérieur, sur les premiers jours de confinement, sont plus que rares. Le journal de Fang Fang est pour nous un document précieux. La démarche, vue d’ici, pourrait sembler banale: se multiplient les journaux de confinement, les prises de paroles de l’opposition, les tribunes libres sur les médias sociaux, dans un charivari salutaire. En Chine, c’est une autre affaire. 

Sur Weibo, où l’auteure est suivie par près de 4 millions d’abonnés, les réactions hostiles pleuvent de la part de nationalistes chinois. «Elle donne aux Occidentaux le bâton pour nous battre», écrit un internaute. «Son projet est de salir l’image héroïque de Wuhan». D’autres l’accusent carrément de trahison et de complicité avec «l’ennemi», comprendre, «les démocraties occidentales». Fang Fang est décrite par ses détracteurs comme une femme déconnectée des réalités du terrain, qui ne connait pas Wuhan et ses habitants, et surtout, comme une personne antipatriotique, le summum de l’opprobre en Chine. 

L’intérêt des lecteurs européens et américains pour le journal de Fang Fang nourrit la méfiance: cela serait le signe, selon certains, que l’écrivaine est manipulée par des influences étrangères. 

Ces réactions sont évidemment à replacer dans le contexte de la bataille de soft power qui se joue entre la Chine et les pays occidentaux. La «diplomatie des masques» se heurte à une méfiance croissante vis-à-vis des déclarations officielles sur la pandémie, une remise en question des bilans chiffrés, depuis revus à la hausse par le pouvoir chinois. Le Royaume-Uni a averti que la Chine, une fois la crise passée, aurait à répondre de son attitude au début de l’épidémie. Le ministre des Affaires étrangères français, Jean-Yves Le Drian, a dû convoquer l’ambassadeur de Chine à Paris, après une série de déclarations calomnieuses sur la gestion de la crise par la France. Quant à Donald Trump, il justifie sa décision de couper le financement américain à l’OMS en partie par l’influence chinoise qui noyaute l’organisme onusien. 

Dans ce climat tendu, les écrits de Fang Fang font des étincelles. L’auteure a déclaré que cette campagne de dénigrement ne lui rappelait rien de moins que la révolution culturelle. «Le rôle d’un écrivain est de témoigner» dit-elle, dans un monde façonné par le mensonge et la communication politique. «Mon souci s’est toujours porté vers les plus faibles, les individus laissés de côté.» 

La parution de Wuhan diary en anglais (Harper Collins) et en allemand (Hoffmann und Campe) est annoncée pour la fin juin, et en français aux éditions Stock en septembre. 

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