Virus, quarantaine et paranoïa: quand la réalité rejoint la fiction

Publié le 26 novembre 2021
Du 27 au 29 mai 2019, la chaîne américaine National Geographic programmait The Hot Zone, une minisérie en six épisodes « inspirée de faits réels ». On y découvrait comment, en 1989, deux experts épidémiologistes ont enrayé, aux abords de Washington, une fièvre Ebola importée par des singes de laboratoire.

Christian Chelebourg, Université de Lorraine


La même année, le public slave de TV3 vibrait devant la série Epidemiya, d’après le best-seller Vongozero d’Yana Vagner (2011), odyssée familiale survivaliste dans une Russie décimée par une pandémie. Le 9 janvier 2020, débutait sur TF1 la diffusion de Peur sur le lac, en trois fois deux épisodes hebdomadaires. C’est Annecy qui faisait alors face à un virus sorti d’un laboratoire suisse par une main criminelle. Presque simultanément, le 7 janvier, la chaîne canadienne TVA lançait Épidémie, histoire d’un coronavirus lâché par un furet dans les rues de Montréal – on en est au sixième des dix épisodes prévus.

Pendant ce temps, la Chine et le monde découvraient un mal du même type, apparu sur un marché de Wuhan où l’on pratiquait le commerce traditionnel d’animaux vivants. Et tandis que le public occidental redoutait de voir se réaliser un de ses divertissements à sensation, les citoyens de Wuhan, en quarantaine, dénonçaient les mensonges du régime en se référant sur les réseaux sociaux à une autre série à succès : Chernobyl de Craig Mazin, une production de HBO en cinq épisodes, diffusée aux USA entre le 6 mai et le 3 juin 2019.

On dit souvent que la réalité dépasse la fiction, et Wuhan en fournit un bel exemple ; mais on oublie que la fiction nous offre des grilles pour penser la réalité. La police chinoise, elle, l’a bien compris, qui n’a pas tardé à censurer les allusions à Chernobyl.

Quelles représentations des risques épidémiques prévalent dans les séries écofictionnelles auxquelles les tragiques événements de la métropole chinoise sont venus donner une brûlante actualité ?

De quoi a-t-on peur en matière de contamination, au tournant des années 2020 ? Si le genre est déjà ancien – puisqu’on peut au moins le faire remonter à The Cassandra Crossing de George Pan Cosmatos, en 1976 : un général américain y prenait la décision d’aiguiller vers une mort certaine un millier de voyageurs enfermés dans un train avec un activiste contaminé par une arme biologique illégale – quelles constantes, quelles évolutions relève-t-on dans ces fictions d’un genre particulier ?

On nous cache tout, on ne nous dit rien

Ce qui n’a pas changé, c’est ce procès fait à la manipulation, au secret et au cynisme d’état. On le retrouve dans Outbreak (en VF Alerte !) de Wolfgang Petersen (1995), où l’armée est prête à rayer de la carte la petite ville de Cedar Creek pour garder la maîtrise d’une souche du virus Ebola dont elle a développé l’antidote : « Ils veulent leur arme », martèle à trois reprises Dustin Hoffmann, dans le rôle du Dr Sam Daniels, pour expliquer la résolution criminelle des généraux. Onze ans plus tard, dans Containment (en VF Alerte Contagion), remake américain de la série belge néerlandophone Cordon (2014-2016), c’est l’acharnement de la recherche en biotechnologies militaires qui conduit les autorités à empiler « des mensonges pour cacher d’autres mensonges » tandis qu’Atlanta, en quarantaine, plonge dans le chaos. Pour justifier ses agissements, la représentante du département de la santé invoque la nécessité de se préparer à une attaque bioterroriste. On reconnaît dans ce storytelling la marque de la défiance et du soupçon qui président à tous les complotismes.

Entre maladresse de la directrice du Laboratoire d’Urgence Sanitaire et fatuité de l’expert en communication qu’on lui adjoint, la série québécoise Épidémie insiste sur les difficultés de la prise de parole en période de crise sanitaire. Le modèle PIT (prompt, intègre, transparent) prôné par le communicant tient plus du gadget que de la stratégie efficace. Il touche ses limites dès qu’il s’agit de diffuser les photos des trois premières victimes, toutes d’origine inuit, au risque d’alimenter les tensions communautaires. Information et communication apparaissent, au fond, inconciliables et leur confusion fait le lit des charlatans qui sévissent sur Internet.

En 2011, dans Contagion, Steven Soderbergh dressait un portrait au vitriol du blogueur Alan Krumwiede (Jude Law) qui faisait fortune en vantant les mérites naturels du forsythia contre le virus MEV-1, avant de se lancer dans une ardente campagne anti-vaccination. Dans Épidémie, c’est une mère-porteuse adepte des médecines douces qui promeut auprès de ses nombreux followers les mérites de la tisane de curcuma. C’est une des nouveautés du genre que ce procès de l’interférence néfaste des influenceurs dans les questions de santé publique. Elle met en avant tout à la fois la disqualification des discours officiels et la naïveté d’un corps social déboussolé.

L’Enfer de la quarantaine

La première victime de l’épidémie, c’est en fait le lien social. Le phénomène est bien documenté pour Ebola, comme le rappelle The Hot Zone : « Le virus […] se propage lorsque nous témoignons de l’amour, de l’attention, de l’affection, lorsque nous sommes humains », déclare le Dr Nancy Jaax devant la commission d’enquête du Congrès. Dans The Cassandra Crossing, le personnage du vieux juif Herman Kaplan permettait de développer une analogie entre le traitement des passagers du train et sa propre déportation par les nazis, non loin du pont de Cassandra. On ne saurait mieux établir que le général se livrait à un nouveau crime contre l’humanité.

Dans Gamgi (en VF Pandémie), un film sud-coréen de Kim Seong-su sorti en 2013, la déshumanisation va jusqu’à précipiter les malades avec les morts sur de gigantesques charniers où ils sont incinérés. Pour un chrétien, la vision évoque irrésistiblement les Enfers. On pourrait croire à une illustration de Dante. La déshumanisation des personnes infectées se manifeste aussi dans le croisement fréquent des écofictions épidémiologiques et des histoires de zombies. Des franchises comme Resident Evil (1998-2017) ou 28 Days Later (2002-2009) exploitent à l’envi une thématique qui rompt avec les codes du réalisme prophylactique pour mieux dramatiser la peur de l’autre inhérente à la contagion.

La crainte de la panique qui conduit systématiquement les autorités politiques à minimiser les risques, comme dans tout bon film catastrophe, s’inscrit dans cette logique. Prenant acte de l’incapacité des forces de l’ordre à maintenir la paix dans un contexte de quarantaine, elle exprime la crainte de voir ces zones abandonnées à la loi du plus fort. C’est ce qui se passe dans Containment, où les gangs les plus brutaux s’imposent, arme à la main.

Sitôt clos, sitôt replié sur lui-même, tout espace devient une hétérotopie favorisant la mise en place d’un ordre alternatif à celui des sociétés policées. Les consignes de sécurité prohibant tout contact physique sont une première marque de cette nouvelle donne qui substitue la défiance et l’hostilité à l’empathie et à la solidarité. Toutes les fraternités deviennent proprement héroïques. Dispersés, livrés à eux-mêmes, les individus se retrouvent bientôt en proie à une double violence, celle des caïds à l’intérieur et, à l’extérieur, celle des soldats chargés de faire barrage à la propagation de l’infection. Il n’y a rien d’étonnant, dès lors, à ce que la tentative d’évasion soit un topos récurrent.

David contre Goliath

À la fin de The War of the Worlds (La Guerre des Mondes), les germes pathogènes sauvaient notre planète contre les envahisseurs martiens. Ils réussissaient là où les armes les plus puissantes avaient échoué. Le roman de H.G. Wells, en 1897, se refermait sur un hymne à la sélection naturelle et aux millions d’hommes morts pour que notre espèce s’adapte à son environnement microbien. Une minisérie de la BBC en trois épisodes est venue, à l’automne 2019, rappeler ce dénouement à ceux qui l’avaient oublié. Il projetait une solidarité des formes de vie terrestre, de la plus humble à la plus développée, face à un prédateur venu d’ailleurs. Tel un Deus Ex Machina, l’infection bactérienne suggérait au narrateur un sursaut divin, au moment où ses créatures étaient menacées de disparaître. Les temps ont bien changé.

Le sorcier du village frappé par Ebola au début d’Outbreak met en cause la déforestation : l’épidémie serait la punition infligée aux hommes pour avoir réveillé les dieux et provoqué leur colère. Ainsi teinte-t-il d’écologie une conception expiatoire de la maladie, qui a longtemps prévalu dans l’Occident chrétien. La théorie soutenue en conclusion de The Hot Zone renchérit encore sur le sens à donner aux virus qui menacent non seulement l’Afrique insalubre mais les plus riches de nos métropoles :

« L’émergence du VIH, d’Ebola et de nombreux autres agents infectieux semble être une conséquence naturelle de l’empiétement de l’humanité sur des environnements auparavant non perturbés. On pourrait dire que, cette fois, c’est le système immunitaire de la Terre qui a identifié son agent pathogène le plus destructeur : l’être humain. »

Les mutations responsables de la dangerosité croissante de ces « monstres », comme les appelle le Professeur Wade Carter, seraient la conséquence directe de leur adaptation à de nouveaux milieux. La perspective allie l’évolutionnisme de Wells à l’animisme du griot d’Outbreak, la génétique à l’hypothèse Gaïa par laquelle James Lovelock, en 1979, identifiait la planète à un organisme vivant. Elle spiritualise la science pour mieux éveiller notre conscience écologique à une époque où l’on ne peut plus croire, comme H.G. Wells, à la bienveillance de la nature à notre égard.

Le général Billy Ford, dans Outbreak, reproche à l’épidémiologiste Sam Daniels son « désir morbide d’affronter la fin du monde ». Sans doute conviendrait-il d’étendre la remontrance à tous les amateurs de ces fictions proprement écologiques, puisqu’elles resituent l’homme dans son environnement, lui assignant la place d’un fragile Goliath menacé par la fronde agile de David.The Conversation


 

Christian Chelebourg, Professeur de Littérature française et Littérature de jeunesse, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

A Iquitos avec Claudia Cardinale

On peut l’admirer dans «Il était une fois dans l’Ouest». On peut la trouver sublime dans le «Guépard». Mais pour moi Claudia Cardinale, décédée le 23 septembre, restera toujours attachée à la ville péruvienne où j’ai assisté, par hasard et assis près d’elle, à la présentation du film «Fitzcarraldo».

Guy Mettan

Quand notre culture revendique le «populaire de qualité»

Du club FipFop aux mémorables albums à vignettes des firmes chocolatières NPCK, ou à ceux des éditions Silva, en passant par les pages culturelles des hebdos de la grande distribution, une forme de culture assez typiquement suisse a marqué la deuxième décennie du XXe siècle et jusque dans la relance (...)

Jean-Louis Kuffer

Locarno à l’heure anglaise: de belles retrouvailles

La rétrospective «Great Expectations – Le cinéma britannique de l’après-guerre (1945-1960)» du 78e Festival de Locarno n’a pas déçu. Dans un contexte de réadaptation à une économie de paix, le caractère britannique y révèle ses qualités et faiblesses entre comédies grinçantes et récits criminels. Grands cinéastes et petits maîtres ont (...)

Norbert Creutz

Jean-Stéphane Bron plaide pour une diplomatie «de rêve»

Plus de vingt ans après «Le Génie helvétique» (2003), puis avec l’implication politique élargie de «Cleveland contre Wall Street» (2010), le réalisateur romand aborde le genre de la série avec une maestria impressionnante. Au cœur de l’actualité, «The Deal» développe une réflexion incarnée, pure de toute idéologie partisane ou flatteuse, (...)

Jean-Louis Kuffer

Le sexe au cinéma: un siècle d’échecs

L’histoire du cinéma témoigne qu’il est souvent plus efficace de suggérer les rapports érotiques entre protagonistes plutôt que de les montrer crûment. D’autant qu’ils n’apportent souvent rien à la compréhension du scénario ni à la profondeur des personnages. Moins on en fait, plus on en dit.

David Laufer

Des Nymphéas au smartphone

Premier film de Cédric Klapisch présenté à Cannes en 35 ans de carrière, «La Venue de l’avenir» ne marque pas tant un saut qualitatif que la somme d’une œuvre à la fois populaire et exigeante. En faisant dialoguer deux époques, la nôtre et la fin du 19e siècle des impressionnistes, (...)

Norbert Creutz
Accès libre

Jean-Louis Porchet ou la passion créatrice

Le Lausannois et producteur de films est décédé à 76 ans. Il laisse derrière lui, outre de nombreux films renommés, le souvenir d’un homme audacieux et passionné dont la force de conviction venait à bout de tous les défis. Un exemple inspirant pour la culture suisse.

Jacques Pilet

Passer le flambeau de l’insoumission

Documentaire primé au dernier Festival de Soleure, «Autour du feu» de Laura Cazador et Amanda Cortés, réunit les anciens membres de la dite «Bande à Fasel» et des jeunes militantes anticapitalistes d’aujourd’hui pour comparer leurs idées et leurs expériences. Au-delà de son dispositif minimaliste, un film qui pose des questions (...)

Norbert Creutz

Quand la lettre et l’esprit de grands livres sont magnifiés sur les écrans

Deux chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine, «Expiation» d’Ian McEwan, et «Cent ans de solitude» de Gabriel Garcia Marquez, passent au grand et au petit écran avec un rare bonheur. L’occasion de se poser quelques questions sur les transits souvent hasardeux des adaptations de toute sorte…

Jean-Louis Kuffer

Notre inavouable nostalgie du sacré

Des films et des séries à gros budget ont récemment mis en scène et dramatisé des institutions qui, dans un passé encore proche, étaient entourées d’un sacre absolu, comme la papauté ou la monarchie anglaise. Ils masquent mal notre nostalgie collective.

David Laufer

Leni Riefenstahl, mise au point

Son simple nom suscite des réactions épidermiques chez les uns mais ne dira sans doute plus rien aux autres. D’où l’intérêt de ce «Leni Riefenstahl – la lumière et les ombres», documentaire exemplaire signé Andres Veiel, qui récapitule à travers un magnifique travail sur archives le parcours de «la cinéaste (...)

Norbert Creutz

En quête d’un terroriste suisse

Le documentaire «La Disparition de Bruno Bréguet» du Tessinois Olmo Cerri tire de l’oubli une figure un peu gênante de notre histoire récente. D’une jeunesse à Locarno aux geôles israéliennes et du terrorisme international dans la nébuleuse Carlos à une mystérieuse disparition en Grèce, la dérive de Bréguet pose la (...)

Norbert Creutz

Et pourtant…

Avant-première à Lausanne. «Monsieur Aznavour» a su réunir jeunes et vieux. La salle est pleine. L’émotion grandit dans l’attente de la projection. Et puis le film commence. A la fin, échange avec l’équipe du film, fort sympathique au demeurant. Biopic à la hauteur? Certainement pas. Et pourtant, pourtant… Critique et (...)

Loris Salvatore Musumeci
Accès libre

Quand le cinéma se fait trans

«Close to You» enregistre la transformation de l’actrice hollywoodienne Ellen Page («Juno») en l’acteur Elliot Page. Après sept ans de silence, le revoici donc dans l’histoire d’un trans canadien qui retourne dans sa famille après une longue absence. Mais malgré cette plus-value d’authenticité, ce petit film indépendant, sensible et bien (...)

Norbert Creutz
Accès libre

Un clown peut en cacher un autre

Film d’une noirceur radicale, «Joker – Folie à deux» anime les conversations cinéphiles depuis sa sortie. En déjouant toutes les attentes après son brillant «Joker» de 2019, Lion d’Or surprise à Venise, Todd Phillips a frappé fort. Jamais sans doute film hollywoodien n’était allé aussi loin dans la déconstruction du (...)

Norbert Creutz

«Emmanuelle» 2024, le désir en question

Réinterprétation plutôt que remake, l’«Emmanuelle» d’Audrey Diwan avec Noémie Merlant surfe sur le vague souvenir du film-phénomène d’il y a 50 ans. Entre porno soft et discours féministe, ce film réimaginé à Hong Kong plutôt qu’en Thaïlande n’est pas sans intérêt. Mais son exploration d’un désir féminin enfin délivré du (...)

Norbert Creutz