Stratégies du choc en périodes de crise

Publié le 30 septembre 2022
Les périodes de crise seraient propices aux Etats pour imposer des mesures impopulaires, difficilement acceptables en «temps normal». Mais avec la succession de crises que nous connaissons depuis plusieurs années, le «temps normal» existe-t-il encore?

A peine sortis du Covid, nous voici plongés dans les affres de la guerre en Ukraine, avec son cortège d’horreurs, assorti de la crainte d’avoir froid cet hiver pour cause de pénuries d’électricité, de gaz, et un coût de la vie qui prend l’ascenseur dans tous les secteurs. Sans compter la canicule, les inondations, les sécheresses. Mentionnons également les aléas de crises financières, Fukushima, l’invasion de l’Irak, le déferlement de réfugiés, la création d’un Etat islamique, les attentats terroristes. Le désarroi dans lequel les gens sont plongés à chaque événement choquant – qu’il s’agisse d’une catastrophe naturelle, d’une guerre, d’un coup d’Etat, d’une attaque terroriste, d’une crise économique ou alimentaire – représente un terreau fertile pour imposer des mesures impensables en «temps normal»; même si ce qu’on peut qualifier de «temps normal» aurait tendance à disparaître sous les coups de boutoir de crises à répétition, qui nous laissent groggy. 

C’est en tout cas la thèse développée dans l’essai intitulé La Stratégie du choc de la Canadienne Naomi Klein, dans lequel elle explique, exemples à l’appui, comment les catastrophes majeures sont suivies de phases traumatiques pour la population, qui peuvent être instrumentalisées par les gouvernements pour faire passer des pilules amères. Elle se réfère à l’économiste américain Milton Friedman, théoricien du néolibéralisme, qui a déclaré que «seule une crise – réelle ou perçue – produit de véritables changements», pour expliquer de quelle manière, à chaque crise, des mesures sont prises qui, le plus souvent, limitent les libertés des citoyens, renforcent le pouvoir des entreprises mondialisées, battent en brèche les mesures visant à lutter contre le réchauffement climatique ou à limiter les dommages infligés à la planète.

L’agrobusiness rebondit sur la crise alimentaire

Difficile de ne pas évoquer les stratégies ou thérapies de choc décrites par Naomi Klein lorsqu’en mai dernier, surfant sur la guerre en Ukraine et la crise alimentaire annoncée, le patron de Syngenta Erik Fyrwald appelait à abandonner l’agriculture bio. Ajoutant, sans rire, que «c’est parce que nous mangeons de plus en plus de produits biologiques que des gens meurent de faim en Afrique». Il est d’ailleurs piquant de constater qu’à chaque fois que l’agrobusiness veut promouvoir ses produits, en l’occurence des pesticides, des semences transgéniques, des engrais chimiques, la faim en Afrique est brandie comme un argument sans appel. 

En mai 2020, en pleine pandémie de Covid-19, Bayer-Monsanto avait pour sa part assailli les décideurs politiques européens de missives leur demandant de geler tout projet de réglementation plus stricte «visant à réduire l’utilisation de pesticides, d’engrais ou d’antibiotiques». Le géant de l’agrobusiness avait également brandi l’«argument Afrique», estimant que les nouvelles règles européennes sur les pesticides allaient priver les pays d’Afrique «d’opportunités de développement économique et de durabilité environnementale» dans un contexte de crise. 

Le mois dernier, dans une tribune publiée par 24Heures, la députée Ensemble à Gauche Emmanuelle Marendaz s’était référée à la «stratégie du choc» de Naomi Klein pour dénoncer le projet de l’Alliance vaudoise (Centre, UDC et PLR), rebondissant sur la pénurie d’électricité annoncée, pour faire voter au Grand Conseil une exception à la loi de 2018, qui interdit de forer les hydrocarbures dans le canton de Vaud. Car, estime la jeune élue, en période de crise «nous serions plus disposés à suivre les fausses bonnes idées de ceux qui défendent en réalité surtout leur projet économique». 

Limitation des libertés individuelles

L’état d’urgence qui avait suivi les attentats terroristes en France avait permis d’interdire des manifestations, d’imposer une plus grande surveillance des citoyens et une limitation de leurs libertés, présentées comme temporaires avant leur pérennisation. Une tendance lourde constatée partout dans le monde dans le contexte de la «guerre contre le terrorisme». La pandémie de Covid-19 incarne également une période au cours de laquelle des mesures impensables quelques mois auparavant ont été rendues possibles par l’effet de sidération collective engendré par la crise sanitaire.

A plusieurs reprises, Naomi Klein a pris ses distances avec les théories fumeuses, dites «complotistes», selon lesquelles la crise du Covid, par exemple, aurait été programmée pour imposer des restrictions aux libertés individuelles. Elle insiste en revanche sur les «opportunités» que représentent de telles crises, sur lesquelles rebondissent les Etats pour imposer des mesures impopulaires qu’ils auraient eu toutes les peines du monde à rendre acceptables hors période de crise; ou celles saisies par le business mondialisé pour exiger une plus grande dérégulation et booster encore davantage ses affaires.

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