Retraites en France et colères planétaires

Publié le 13 décembre 2019

Manifestation contre la réforme des retraites, Paris, 5 décembre 2019. – © Jeanne Menjoulet via Flickr – CC

Depuis un an la France vit un état de guerre civile d’intensité faible mais continue. Certes, il n’y a pas de camps opposés organisés militairement. Mais la persistance des manifs démontre que nous nous situons au-delà d’une crise sociale. Toutefois, la France est loin d’être seule en ce cas. Serait-elle le signe européen d’un malaise «mondialisé»? Serait-ce le retour des Etats-Nations?

Il n’y aura donc aucun répit pour le gouvernement du président Macron. Les braises des Gilets Jaunes bouronnent1 encore que la séquence «retraites» sonne déjà le retour en force des syndicats, avec grèves bien suivies et cortèges de masse. Les 17 milliards d’euros lâchés par Emmanuel Macron pour gonfler le pouvoir d’achat n’ont pas suffi à terrasser la «giletjaunisse» puisque les démonstrations de cet ordre se poursuivent et s’ajoutent aux défilés des syndicats. Une observation émise par un des manifestants du grand cortège parisien du 5 décembre le signifie bien, la réforme des retraites n’est pas le seul motif qui a fait marcher un million de manifestants: «C’est toute la politique de Macron qui m’enrage. Sa réforme des retraites, ce n’est qu’un aspect.» 

Le faux cliché du «tempérament français»

Après son discours raté, le Premier ministre Edouard Philippe a fait l’unanimité syndicale contre lui. Cela dit, même si le mouvement des cortèges marquait le pas et le travail, reprenait dans les transports publics fautes de moyens pour assurer la poursuite de la grève, cela ne suffirait pas à détourner de son cours le long fleuve de rage. Comme le suggère le propos de ce citoyen en état de manifestation, même sans la réforme des retraites, il y aurait eu confrontation sociale sur un thème ou un autre; parmi les sujets de la Macronie, ce ne sont point ceux de mécontentements qui manquent!

Ici ou là, notamment dans les médias des pays voisins, il est fréquent d’entendre des commentateurs expliquant sur un ton condescendant: «Que voulez-vous, ce sont des Français. Jamais contents. Toujours à rouspéter. Une bande d’ingouvernables.» Les Allemands oublient un peu vite les manifs xénophobes qui, dans leurs propres rues, prennent une inquiétante ampleur et gonflent l’électorat d’extrême-droite. Les Italiens devraient se rappeler les scores électoraux des néofascistes. Les Suisses peuvent bien se montrer narquois mais ils disposent avec la démocratie directe d’un pouvoir de grogner qu’ils exercent à peu près tous les deux mois. Les Espagnols restent englués dans la question catalane, avec, là aussi, des cortèges protestataires massifs. Il n’y guère que les Britanniques à ne pas piper mots à propos des Français, trop excités qu’ils sont à trouver l’«exit» de leur Brexit.

Une vague protestataire «mondialisée»

La France est très loin d’être le seul pays où le mécontentement s’exprime. A consulter la base de données du site Worldatprotest, chacun se rendra compte que c’est toute la planète qui est en train de bouger (site intéressant même s’il paraît mal informé sur les mouvements français.) Les continents américain, africain, asiatique et européen sont concernés. Outre la France, la Bolivie, l’Ethiopie, la Guinée, Hong-Kong, le Chili, l’Algérie, la Catalogne, l’Equateur, le Liban, l’Irak figurent parmi les pays et régions où sévissent les mouvements contestataires les plus virulents.

Ils se mobilisent pour des motifs très différents les uns des autres. Les raisons de la colère à Hong Kong ne sont pas celles qui prévalent au Chili, au Liban ou en France. Toutefois, le fait que ces mouvements se déclenchent au même moment ne relève pas de la simple coïncidence. 

Ce n’est pas la première fois qu’une vague de fond internationale secoue les pouvoirs. Il y a eu le Printemps des Peuples en 1848 (qui a échoué partout, sauf en Suisse), le Printemps Arabe (qui a échoué partout, sauf en Tunisie), Mai-68 qui avait commencé aux Etats-Unis durant l’été 1967, s’était poursuivi au début de 1968 à Berlin, avait culminé en France au mois de mai pour aboutir au «Mai rampant» italien. 

De la foisonnante diversité des situations, il est possible de dégager un humus commun composté par le capitalisme financier qui a utilisé comme engrais principal l’ultralibéralisme destructeur des services sociaux. But évident: faire entrer dans la sphère du profit des activités qui jusqu’alors en étaient préservées, comme la santé, la retraite, les transports en commun, les énergies. Si les syndicats français se montrent si opposés à la réforme de Macron, c’est qu’ils suspectent le président français d’offrir une large part du secteur des retraites aux assureurs privés. 

Un Empire contre l’Empire?

L’ultralibéralisme a réduit comme peau de chagrin l’espace jusqu’alors réservé aux décisions politiques, espace qui a prospéré dans le passé grâce au développement des Etats-nations. L’un des composants fondamentaux de la vague protestataire «mondialisée», c’est le sentiment du peuple d’être dépossédé, de ne plus avoir prise sur les décisions qui le concerne directement, d’être trahi par ceux qu’il a élus et qui ont vendu leur âme pour les trente deniers de l’ultralibéralisme. C’est aussi un appel au retour des Etats-nations qui apparaissent comme le seul lieu où le peuple peut reprendre la main. 

Il est vrai que l’on n’a encore rien trouvé de mieux que les Etats-nations pour faire croître la démocratie. Hélas, ils doivent faire face aujourd’hui à des Empires de toutes sortes, dont le plus efficace a pour nom GAFAM. Il déstabilise les fondements des Etats-nations, notamment par son optimisation fiscale sauvage et par sa gestion des «résociaux» dont les algorithmes imposent insidieusement la pensée unique pour mieux vendre l’idéologie ultralibérale. 

Adversaire sans visage et sans armée. Redoutable parce que sans visage et sans armée car ce ne sont pas les corps qu’il soumet mais les consciences.

L’Histoire ne manque pas d’humour. C’est pour lutter contre cet Empire que les Etats-nations devraient se coordonner et s’organiser en une forme d’Empire. S’ils veulent rester eux-mêmes, les Etats-nations ne peuvent plus jouer en solo.


1Verbe utilisé en Suisse romande; il n’a pas d’équivalent exact dans la langue académique. Il qualifie un feu qui couve tout en restant actif et dont les braises rougeoyantes sont prêtes à reprendre force.


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