Qui sort, qui reste? comment la Pologne affirme son adhésion aux valeurs européennes

Publié le 15 octobre 2021
«Tais-toi, imbécile! Personne ne sortira la Pologne de l’Europe! Notre patrie c’est la Pologne européenne!», voilà en substance le message qu’on aimerait bien passer, nous les Polonais engagés dans la vie publique et politique de notre pays, à Eric Zemmour et ses admirateurs, trop vite réjouis à l’idée que la Pologne puisse emboîter le pas à la Grande-Bretagne et quitter l’UE. Ce message, scandé à l’adresse du leader des nationalistes polonais par Wanda Traczyk-Stawska, 94 ans, ancienne combattante du soulèvement de Varsovie en 1944, a été repris par une foule de cent mille personnes, massée dimanche soir dans la capitale polonaise pour s’opposer avec détermination à toute tentative d’un Polexit.

Ce message a rebondi en écho dans les villes et bourgades polonaises, dont pas un habitant n’ignore ce que l’appartenance à l’UE signifie au quotidien: un Etat de droit, une justice indépendante du pouvoir politique, une démocratie qui garantit la liberté des médias, très chère aux Polonais, une inviolabilité de nos frontières, un espace enfin, que des croyants et des athées, des hétéros et des homos, des carnivores et des végans, des mères de familles et des féministes, partagent dans l’articulation parfois tendue mais néanmoins pacifique de leurs intérêts particuliers. 

Une confusion paresseuse

Les 80% de Polonais qui, selon les sondages, approuvent fermement l’adhésion de leur pays à l’UE — un score digne de l’ancien régime communiste — ne sont pas dupes. Il y a parmi eux/nous, ceux qui ont voté en faveur du parti ultra-conservateur Droit et Justice (PiS), au pouvoir depuis 2015, comme ceux qui forment l’opposition ou ne participent pas activement à la vie citoyenne. Contrairement à l’ignoble réaction de Zemmour, ce n’est donc pas «le peuple polonais» qui refuse de reconnaître l’autorité de la Cour de Justice de l’UE sur certains points du droit national et risque de précipiter la Pologne hors standards européens en la matière, mais le Tribunal constitutionnel polonais, politiquement corrompu, avec à sa tête une proche du chef du PiS, Jaroslaw Kaczynski. Contre cette nomination et en faveur de l’indépendance de la justice, les Polonais protestent depuis 2017, tandis que les juges polonais rendent des décisions, en se référant au droit européen. Dire qu’il s’agit de notre dernière planche de salut, c’est peu dire.

Hélas, Zemmour n’est pas le seul à douter de notre foi européenne. Dans son éditorial du 8 octobre, Le Monde s’interroge en bonne conscience, si l’europhilie polonaise ne doit pas davantage à l’aide économique de l’UE qu’à ses valeurs. Là encore, on se heurte à une confusion paresseuse entre le peuple polonais et une partie de la classe politique polonaise qui profite sans scrupules des subventions européennes, tout en crachant sur les obligations qui les accompagnent. De grâce, ne calquez plus votre pragmatisme et vos propres réticences à l’égard de l’UE sur notre lucidité au sujet de ce que nous devons à cette institution — des gros sous certes, mais investis dans des infrastructures, institutions, écoles, entreprises, qui font de la Pologne un pays libre où il fait bon vivre, comme jamais auparavant. Faites votre travail, allez en Pologne, parlez aux gens. 

«Ils veulent nous faire croire que nous sommes tous catholiques aux yeux bleus»

Lors d’un récent déplacement en Pologne, j’ai utilisé beaucoup de taxis. A Roissy, j’étais conduite par un chauffeur que l’on aurait cru droit sorti de quelque camp d’entrainement islamiste, tant et si bien que j’ai renoncé à lui demander d’allumer la radio. Au retour, j’ai eu droit aux services d’un fidèle électeur du candidat de très droitier et souverainiste Debout la France, Nicolas Dupont-Aignan, qui essayait de me convaincre «qu’il n’y a que la force, qu’ils comprennent», sans qu’on ait eu à préciser qui sont ces redoutables «eux». Aussi caricaturale et limitée que soit cette allégorie, elle restitue l’essentiel du climat français actuel. Triste, direz vous… Surtout en comparaison avec mes discussions alimentées par de bavards chauffeurs de taxis polonais.

Le plus jeune, étudiant à l’école Polytechnique de Varsovie, s’est renseigné sur le prix des montres suisses et a planifié son prochain déplacement à Paris, en me demandant des noms de cafés branchés. Son collègue à Cracovie, approximativement du même âge, m’a fait écouter du jazz polonais et partagé ses impressions de la lecture d’Olga Tokarczuk, notre dernier (2018) prix Nobel de littérature. Son collègue plus âgé, un quadra à vue d’œil, ne m’a pas épargné ses conseils sur où investir mes deniers face à la plus forte inflation que la Pologne ait connu depuis les dix dernières années, tout en me suggérant de me réinstaller à Cracovie, devenue selon lui la Silicon Valley polonaise avec toutes les promesses de l’opulence. Sur la route vers l’aéroport Chopin de Varsovie, j’ai été rassasiée d’anecdotes par un féru d’histoire qui m’a rappelé la présence française et italienne dans la capitale polonaise, reflétée rien que dans les noms des anciens quartiers Zoliborz (polonisation de jolie berge) et Muranow (de Murano, l’île près de Venise), avant de conclure: «Ils veulent nous faire croire que nous sommes tous catholiques aux yeux bleus, mais la Pologne a toujours été cosmopolite, juive, ukrainienne, allemande, orthodoxe, tatare, et j’en passe… Qui sait, comment ça s’est mélangé en nous? Vous n’êtes pas d’accord?» Si, je le suis! Mille fois! Et je me refuse de choisir entre être polonaise ou européenne. J’ai été, je suis, et je resterai les deux.

Un précieux bien commun

N’en déplaise à Zemmour, son mignon Kaczynski n’a pas plus aidé les Polonais que le maréchal Pétain n’a sauvé les Juifs de France, même si en France comme en Pologne, il est désormais possible de débiter n’importe quel mensonge et de bâtir là-dessus son capital électoral. Il faut pourtant reconnaître à Kaczynski un certain génie: grâce à sa manœuvre anti-européenne, il a d’une part réussi à rassembler l’opposition, affaiblie par les querelles d’égo et de l’autre, mobiliser ces jeunes Polonais, nés dans l’UE, avec la conviction ferme qu’ils disposeront toujours d’un passeport européen. Divisés sur mille et un sujets, les Polonais ont affirmé hier qu’ils ont quelque chose en commun et que c’est précieux. Il s’agit du respect pour l’Histoire de la Pologne des trente dernières années, une incontestable success story, et du désir d’appartenir à la famille européenne. De la part de la Vieille Europe, nous n’avons besoin ni de félicitations pour notre propre incurie ni de doutes sur notre engagement européen, mais d’une foi partagée en l’avenir de notre continent. Mais en définitif, elle est plus difficile à trouver à l’Ouest qu’à l’Est…


A lire aussi: dans Watson, l’interview de Paulina Dalmayer par Jonas Follonier

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