Quelque chose de pourri au Royaume de Judée

Publié le 9 août 2024
«C’est un combat entre la barbarie et la civilisation», martelait le Premier ministre Netanyahou lors de son discours devant le Congrès américain, rythmé de 58 ovations en 55 minutes, le 24 juillet dernier. Les médias américains regorgent d’odes à ces «valeurs communes» que partageraient Israël et l’Occident. Après les révélations de cette semaine sur les effroyables tortures commises dans une prison israélienne, il faut changer de registre.

A moins que par «valeurs communes», la référence soit Guantanamo, Abu Ghraib et Sde Teiman. Trois sinistres prisons où des détenus arabes ou musulmans ont été sauvagement torturés au mépris de toutes les valeurs occidentales et normes internationales. Sans parler de la simple humanité.

Ce ne fut une surprise que pour ceux qui ne s’y étaient jamais intéressés, ou qui avaient fait le choix délibéré de l’aveuglement. Le lundi 29 juillet, la presse israélienne apprenait qu’un détenu palestinien de la prison de Sde Teiman avait été transféré à l’hôpital, l’anus en sang. Ses gardiens y auraient enfoncé un objet ayant provoqué les blessures. Le même jour, 9 soldats ont été arrêtés, soupçonnés de viol. Le 7 août, une vidéo du viol apparaissait sur les réseaux. Les Etats-Unis ont condamné cet acte, qualifié d’abus sexuel horrible, et ont appelé Israël à enquêter sur ce crime. Parfait, pourrait-on penser: l’Etat de droit est sauf, il s’agit d’un incident isolé dont va s’occuper le judiciaire israélien. Hélas, ce n’est pas si simple.

D’abord, il ne s’agit pas d’un acte isolé. La torture est pratiquée dans les prisons israéliennes contre les détenus palestiniens depuis des décennies. Mais depuis le carnage opéré par le Hamas et d’autres milices palestiniennes autour de Gaza le 7 octobre, on a franchi un degré supplémentaire dans l’horreur. Selon un rapport tout récent de B’tselem, une ONG israélienne spécialisée dans les droits de l’homme, il existe aujourd’hui une politique institutionnelle et systémique de torture des prisonniers palestiniens. Leur nombre a doublé depuis le début de la guerre actuelle. Sur les quelque 10’000 Palestiniens croupissant dans les prisons israéliennes, presque la moitié sont détenus sans procès, sans inculpation, sans accès à un avocat, et sans même savoir de quoi ils sont soupçonnés. 

Parmi les mauvais traitements infligés aux prisonniers, B’tselem détaille des cas de violence physique et psychologique, de refus de fournir des traitements médicaux et de donner de la nourriture et des boissons, ou encore d’empêcher les détenus de dormir. Un autre rapport, de l’ONU celui-là, parle de violences sexuelles, simulations de noyade, ou encore électrocutions des parties génitales. En conséquence, 60 prisonniers palestiniens sont morts en prison depuis le 7 octobre. Un des cas les plus emblématiques est celui du Dr Adnan Al-Bursch, le chef du service orthopédique de l’hôpital Al-Shifa de Gaza. Il est mort le 19 avril dernier dans la prison d’Ofer après quatre mois de captivité. 

L’arrestation de quelques responsables du viol de Sde Teiman est en soi une bonne nouvelle. Elle sera certainement utilisée pour prouver que la justice israélienne fonctionne et que la Cour pénale internationale n’a pas à s’occuper des allégations de crimes commis par Israël. Mais la tempête politique et médiatique déclenchée par cette action de justice force à s’interroger sur l’état de dépravation de certains dirigeants. Le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, a qualifié les violeurs de héros. Il fait lui-même partie d’une mouvance ouvertement raciste et a été classé comme terroriste par les autorités israéliennes et américaines dans les années 90. Aujourd’hui, il dirige la police. A la fin juin, il appelait à exécuter les prisonniers palestiniens d’une balle dans la tête pour résoudre le problème de surpopulation dans les prisons. Encore plus extravagant: la Knesset débattait le 29 juillet dernier du droit à violer des prisonniers. Un député du Likoud au pouvoir a justifié cette pratique: «Tout est légitime contre un Nukhba (membre d’une unité d’élite du Hamas)». 

Ces positions ne sont pas que des réactions épidermiques à la crainte légitime de nombreux Israéliens qui se sentent en situation de danger existentiel. Derrière ces attitudes, il y a des religieux suprémacistes qui, de plus en plus, influencent l’espace législatif et moral israélien. Le rabbin qui est probablement le plus influent parmi l’extrême-droite israélienne, Dov Lior, déclarait en 2006 déjà que «dans la guerre, il n’y pas de civils». En 2002, le Rabbin Eyal Karim, qui devint aumônier en chef de l’armée 14 ans plus tard, avait estimé que la loi halachique autorisait le viol de femmes non-juives «vu les difficultés rencontrées par les soldats et pour assurer leur succès.» Pour maintenir leur moral, en quelque sorte. Sous la pression d’ONG féministes et d’un parti de gauche, il a été forcé de se rétracter. En revanche, il n’a pas contesté estimer que les Palestiniens devaient être traités comme des animaux, ni qu’il considérait les homosexuels comme des malades ou des invalides. Aux dernières nouvelles, il dirige toujours l’aumônerie de l’armée.

Heureusement, la démocratie israélienne permet à la société civile de s’exprimer. Celle-ci témoigne d’un dynamisme exceptionnel. Réussira-t-elle à endiguer le glissement d’Israël vers une forme de théocratie fondée sur des valeurs qui sont aux antipodes de l’humanisme occidental? Le soutien aveugle de l’Occident à Israël fait depuis longtemps ricaner dans le reste du monde. Il a discrédité les beaux discours sur les droits de l’homme. Il est utilisé par les dictateurs de tout poil pour justifier leurs crimes à eux. Le département d’Etat américain a appelé le 7 août à une tolérance zéro pour les violeurs. C’est à une tolérance zéro vis-à-vis de tous les abus commis par Israël dans les territoires occupés, à Gaza comme dans les prisons, qu’il faudrait appeler. Mais des actes doivent accompagner les mots. Il en va de notre intégrité. Il en va peut-être aussi de la survie d’Israël, qui n’est pas qu’un problème sécuritaire. Un éditorialiste du grand quotidien Haaretz s’inquiétait en août 2023, bien avant le 7 octobre, de l’implosion d’Israël sous l’impact des «suprémacistes juifs» amenés au pouvoir par Netanyahou.

La Suisse ne s’est pas exprimée sur ce viol et ne condamne plus les exactions commises par Israël. Contrairement à l’Union européenne et aux Etats-Unis, elle n’a pas pris de sanctions contre les colons violents.

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