Quatre jours d’errance dans les replis du Jura

Publié le 12 août 2022
Nous reprenons ici le récit du tour de la Suisse romande à pied commencé l’été dernier. Aujourd’hui: Le Landeron - La Neuveville - Gléresse (église) - Douanne - Alfermée - Bienne - Gorges du Taubenloch - Frinvillier - Plagne - Montagne de Romont - Stierenberg – Untergrenchenberg - Pré-Richard - Court - Gorges de Court - Moutier - Cabane du Mont-Raimeux - Le Petit Pré - Corcelles - Gänsbrunnen - Welschenrohr.

Comment décrire ces quatre jours d’errance dans les monts jurassiens? Quatre jours sans faits notables, sans peines mais aussi sans grandes joies, passés à se faufiler dans les replis et à se hisser sur les sommets peu spectaculaires des montagnes de la chaîne du Jura. Il m’aura fallu quatre longues journées grises, maussades, mornes, pour apprendre à estimer ce paysage que j’ai de prime abord jugé sans attrait. 

Après la déprimante traversée du Plateau, j’étais plutôt content de retrouver des pentes et des rochers. Mais je n’avais pas fait le deuil de l’âpreté et de la farouche aspérité des Alpes et il m’a fallu plusieurs jours pour apprivoiser ces monts pas assez élevés et ces vallées trop habitées pour jouir de l’ivresse des hauteurs et des frissons de la solitude.

Au Landeron, j’ai opté pour le parcours le plus simple et le plus gratifiant, celui qui longe le lac de Bienne à flanc de coteau, au milieu du vignoble bernois. On surplombe le lac en faisant du cabotage entre des curiosités architecturales, le château du Schlossberg à la Neuveville, la charmante église de Chilchräbe à Gléresse, une autre chapelle à Tüscherz, les deux situées au milieu des vignes, en regardant les bateaux et les voiles blanches qui s’égaient sur le lac bleu. 

L’église de Gléresse est en fait un temple réformé, sans ornement autre que sa chaire, une écritoire à psaumes et des stalles prévues pour des moines qui ne les ont jamais occupées. Construite entre 1522 et 1526 pour accueillir les pèlerins qui se rendaient à Compostelle, deux ans avant que le pays se convertisse au protestantisme, la chapelle a conservé cette double empreinte, gothique tardif et austère, avec des peintures et des vitraux qui témoignent d’une volonté décorative inachevée. 

Du coup, elle n’a pas eu à subir les fougues de l’iconoclasme luthérien. Mais pas moyen de procéder au rituel des offrandes. Pas question d’apaiser ses angoisses existentielles avec une petite bougie sacrificielle. Dépité, je me console en me disant que l’ardeur que les catholiques mettaient à décorer leurs églises, les protestants l’ont employée à les rendre nues et grises et que, tandis que les uns amassaient de l’or pour dorer des plafonds et des autels tout en entretenant un clergé dispendieux, les autres l’entassaient dans les coffres de leurs banques en l’escamotant à la vue du public.

Mais laissons à Max Weber ces hautes considérations sur l’esprit du capitalisme naissant et reprenons notre chemin. Grâce à un orage qui m’oblige à chercher un abri, j’apprends un peu plus loin que Gléresse abrite l’une des meilleures caves de Suisse selon Gault & Millau. Des gens qui savent faire du bon vin ne sauraient être de mauvais paroissiens…

Le lendemain, je quitte Bienne par les gorges de la Suze, taillées dans le calcaire par un torrent rugissant après les abondantes pluies de juillet. Impressionnant! Follement romantique! Deux arbres obstruent les gorges: on se croirait dans un tableau de Caspar-David Friedrich.

Loin au-dessus des têtes, entre les parois sculptées par l’eau, l’autoroute et la voie de chemin de fer projettent leurs arcs de béton dans un entrelacs d’ogives croisées de très belle facture. L’architecture moderne enjambe le patient ouvrage des siècles dans un même élan.

Après Frinvilier, le chemin part à l’assaut du Mont Romont, plaisante montagne parsemée de petits bosquets, de fermes à vaches, de chalets et parfois de résidences secondaires de style moderniste. Bernois, Soleurois et Zurichois voisinent sur ces crêtes au faîte desquelles la vue embrasse l’ensemble du plateau suisse. Hélas, aujourd’hui, la vue est bouchée. Les averses se suivent et je dois me réfugier sur une terrasse inoccupée pour casser la croûte sans me faire rincer. Le soir, je trouve asile sur les hauteurs de Granges dans un restaurant d’alpage tenu par une Soleuroise pleine de bagout. Elle porte le même nom que notre ancienne championne de ski Vreni Schneider. On vient de loin pour savourer sa cuisine, semble-t-il. La carte vante le bœuf indigène, né et élevé sur l’alpage qui s’étale devant la fenêtre. Le sauvignon blanc soleurois tient la route. Dehors, il vente et tombe tout ce qui peut. Profitons car demain je ne pourrai pas jouer à cache-cache avec la pluie, faute d’abri avant Moutier, à quatre ou cinq heures de marche… 

Le logement et les auberges sont rares dans cette partie des montagnes du Jura. Nombre de métairies et de pensions sont fermées du lundi au mercredi, comme si on ne mangeait pas ni ne dormait en début de semaine. Pas non plus de fromageries. Je suis donc un itinéraire en zigzags en espérant trouver de quoi me nourrir et me loger.

Je suis aussi décontenancé par les paysages. Peu de rochers et de précipices vertigineux, pas de montagnes qui moutonnent à l’horizon, ni de précipices vertigineux. Le monde minéral bleuté des Alpes, sur lequel on se sent comme une puce sur la tête d’un géant, a fait place à un univers beaucoup plus organique et vert, fait de monts et de crêtes arrondies, de prairies et de vallons de feuillus dans lesquels on pénètre avec lenteur et en douceur. 

Le lendemain matin, météo oblige, pas un chat sur les chemins. Je marche seul au monde, dans la brume, parmi les vaches, les grands hêtres et les sapins qui semblent être les uniques hôtes de ces montagnes. A Court, alors que je m’attendais à monter vers Moutier, je découvre avec surprise que le chemin des gorges de la Birse se met à descendre. Dans mon esprit, venant du sud, je ne pouvais que monter vers Bâle et le Nord. Déconcertant Jura, dont les rivières semblent couler à rebours du bon sens, où les chemins qui devraient monter descendent et ceux qui sont censés descendre montent. Plus tard, en longeant le Doubs et ses méandres, j’apprendrais qu’il ne faut pas se fier au sens apparent des eaux pour s’orienter dans l’arc jurassien.

Plus j’avance dans ces monts, plus j’ai l’impression que leurs habitants, qu’ils soient Suisses ou Français, Romands ou Alémaniques, ont fait leur miel de ces extravagances géographiques. Ils ne font rien comme les autres et cultivent ce sens inégalé de la contradiction et cet art consommé de brouiller les pistes qui rendent la tâche impossible aux occupants et aux gratte-papiers qui se mettraient en tête de les subjuguer. Il existe dans ces replis de vallée et sur ces crêtes couvertes de hêtres et de sapins des gisements insoupçonnés d’âmes rebelles.

J’arrive d’ailleurs à Moutier quand la pluie se remet à tomber sérieusement. Je me pose à l’Hôtel de la Gare pour faire sécher mes habits et mes chaussures avant d’attaquer le Mont-Raimeux. Je teste aussitôt mon hypothèse. Le patron est un Kurde qui a recyclé avec succès sa recette ancestrale de crêpes fourrées à la viande à la mode jurassienne. Mon voisin de gauche est un Veveysan émigré ici depuis trois décennies pour «raisons de santé mentale» car il ne supportait plus la gentrification des rives du Léman. Ma voisine de droite est férue d’astrologie et veut me convaincre que seul un Scorpion dans mon genre est assez masochiste pour venir arpenter ces terres désolées avec la volonté résolue d’aller jusqu’au bout de son délire. Pas mal pour un début.

Mais voici que l’avenir s’éclaircit et que le ciel se découvre un peu. Encore deux heures de rude montée jusqu’au refuge du Mont Raimeux. Je grimpe si vite que je dépasse le chalet caché par le brouillard. J’y arrive, ruisselant, au milieu d’une joyeuse troupe de jeunes Vaudois. C’est le camp d’été des jeunes apprentis alpinistes de Chavornay, sept filles et trois garçons de dix à quatorze ans, pleins de vie. Ils marchent pieds nus dans l’herbe, se fichent complètement de la pluie et se réjouissent d’aller s’entraîner sur l’arête du Raimeux. Ils préparent la polenta, le quinoa pour le pique-nique du lendemain, lavent la vaisselle, mettent la table, balaient la cuisine sans rechigner. A eux dix, ils font à peine deux fois mon âge. Il va falloir songer à rajeunir les cadres. 

Le lendemain matin à huit heures trente, tout est plié, les cordes et les baudriers sont rangés dans les sacs et la joyeuse troupe s’élance vers les arêtes tandis que je me dirige vers le sommet du Raimeux. Je grimpe sur la tour d’observation, par devoir plus que par plaisir car la vue est quasi nulle. On devine la ville de Delémont en contrebas, à travers les filaments de nuages. Les chemins sont détrempés, glissants, et il faut veiller à ne pas écraser les escargots, et à ne pas glisser sur les pierres lisses du calcaire jurassien. Ce sera une journée maussade et solitaire, ennuyeuse et froide, entre de grands hêtres fantomatiques. L’après-midi me ramène au fond de vallée et dans le canton de Soleure. A la «fontaine des oies», Gänsbrunnen, qui parait avoir été désertée aussi bien par les oies et que par les humains, on pénètre dans le haut du vallon de la réserve naturelle de Balsthal bordée sur le flanc sud par la chaîne du Weissenstein qui surplombe la ville de Soleure. C’est sans doute très charmant quand il fait beau. Mais il recommence à pleuvoir et il n’y a pas de sentiers praticables au fond du vallon, sauf à remonter vers les sommets par des chemins détrempés. J’opte pour le bord herbeux de la route cantonale, quitte à me faire asperger par les voitures. Après quelques embardées pour éviter les giclures, je capitule et attends le car postal annoncé dans quelques minutes. A quinze heures me voici à Welschenrohr, la «roselière des Romands» si l’on en croit l’étymologie. Nous sommes à la pointe extrême de l’influence romane en terres alémaniques et je n’irai pas plus loin. J’ai atteint l’extrême orient de mon tour de la Suisse romande et, à dépasser cette limite, je risquerais de me perdre dans les profondeurs insondables de l’âme germanique. 

De toute façon, depuis hier, j’ai l’impression d’être entré dans le noyau dur du Jura et de gratter l’os de l’arc jurassien. Il est donc temps de profiter du repos réparateur de l’hôtel Hirschen et de remettre le cap sur le nord. 

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