Quand le Parlement européen vote une résolution dangereuse qui réécrit l’histoire

Publié le 4 mars 2020
Allons-nous devoir bientôt dans toute l’Europe changer les noms de rue comme celui de l’avenue Karl Marx à Berlin, interdire la vente de tee-shirt à l’effigie de Che Guevara, censurer les discours anticapitalistes ou bannir des programmes d’enseignement les aspects qui seraient considérés comme trop positifs pour les anciens régimes communistes? C’est en tout cas ce à quoi nous invite une résolution dangereuse du Parlement européen.

Cette analyse de Marc Botenga a été originellement publiée sur le site PTB-PVDA (dont le siège est en Belgique), le 27 septembre 2019.


Cette résolution a été adoptée le 19 septembre par une majorité alliant extrême-droite, conservateurs, libéraux ainsi qu’une bonne partie des sociaux-démocrates et des verts européens. Selon ce texte, les États membres devraient «puiser dans le passé tragique de l’Europe», en particulier celui de la Seconde guerre mondiale, «l’inspiration morale et politique» pour condamner les manifestations d’aujourd’hui du fascisme et du communisme, qui, tout au long de la résolution, sont amalgamés.

Une lecture attentive de cette résolution «sur l’importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe» montre qu’il ne s’agit en fait de rien d’autre que d’une réécriture politique de l’histoire européenne avec le double effet de minimiser la montée du fascisme et de criminaliser les forces de gauche radicale.

Une résolution qui ré-écrit l’histoire

Ce qui frappe d’emblée, c’est que la résolution cumule les erreurs historiques grossières et réécrit l’histoire. Dans la résolution du Parlement européen, la seconde guerre mondiale y est ainsi décrite comme la «conséquence immédiate» du pacte germano-soviétique de 1939, ce pacte de non-agression qui retarda l’invasion allemande que l’URSS allait subir deux ans plus tard.

En réduisant l’origine de la seconde guerre mondiale au seul «pacte de non-agression germano-soviétique», la résolution considère tant l’Allemagne nazie que l’URSS comme responsables de ce conflit mondial et les met sur le même pied. Or, à quelques rarissimes exceptions près, aucun historien sérieux n’a jamais douté du fait que lors de la Seconde Guerre Mondiale, les agresseurs étaient l’Allemagne nazie, l’Italie et le Japon fascistes. Les eurodéputés soutenant le texte contredisent ainsi même les conclusions du Tribunal de Nuremberg.

Par ailleurs, la résolution passe totalement sous silence la politique d’apaisement et de conciliation même des classes dirigeantes libérales vis-à-vis de l’Allemagne nazie. Le texte efface les Accords de Munich, pourtant antérieurs au pacte germano-soviétique, conclus par la France et la Grande-Bretagne avec l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste, offrant la Tchécoslovaquie aux nazis. Tout comme on n’y trouve trace de l’Anschluss, c’est-à-dire, de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie en 1938, accepté de fait par la Grande-Bretagne et la France.

La résolution tait aussi l’indifférence ou la bienveillance des puissances occidentales face à l’écrasement de la République espagnole en 1936-1939. Pas un mot non plus sur la reconnaissance du régime fasciste de Franco par la Grande-Bretagne et la France. Massimiliano Smeriglio, un eurodéputé du Parti Démocrate italien, par ailleurs très critique vis-à-vis de l’URSS, souligne à raison qu’il faut pointer parmi les causes de la deuxième guerre mondiale «la complicité silencieuse avec laquelle l’État libéral a permis le développement du fascisme et du national-socialisme contre le mouvement ouvrier».

Enfin, la résolution adoptée par la majorité des eurodéputés met sur un pied d’égalité ceux qui ont construit le camp d’extermination d’Auschwitz et l’Armée rouge qui en a libéré les déportés. Elle efface le rôle essentiel joué par les communistes dans la libération des pays de l’Europe du joug fasciste, tant au sein de la Résistance dans les différents pays européens qu’à travers l’incroyable prix payé par l’URSS et l’Armée rouge.

Massimiliano Smeriglio explique: «Je n’ai pas voté pour ce texte parce que les démocraties occidentales, les nôtres, nées en 1945, doivent pour la victoire finale remercier les anglo-américains, les formations des partisans et l’Armée rouge. Ça c’est la vérité historique».  L’Association des partisans italiens, fondée après la deuxième guerre mondiale par des résistants antifascistes, a aussi tenu à réagir: «Sous une seule désapprobation sont unis opprimés et oppresseurs, victimes et bourreaux, envahisseurs et libérateurs, oubliant en outre l’effroyable tribut du sang versé par les peuples de l’Union soviétique – plus de 22 millions de morts – et même l’événement symbolique de la libération d’Auschwitz par l’Armée rouge». En voulant mettre sur le même pied fascisme et communisme, la résolution injurie en effet la mémoire et les luttes de tous ces communistes, partisans et résistants, qui ont sacrifié leur vie dans la lutte antifasciste partout en Europe.

Réhabilitation du fascisme et anticommunisme

L’amalgame entre fascisme et communisme est également faux sur le fond. L’idéologie fasciste se base fondamentalement sur l’idée de hiérarchie entre les races et les cultures. Les nazis ont théorisé le fait qu’il y aurait des «untermensch», des «personnes inférieures» non-aryennes dont certains devaient être exterminés. Le fascisme a été à la base des troupes de choc nécessaires pour défendre le capitalisme en période de crise. Le soutien de nombreuses grandes entreprises et banques allemandes a d’ailleurs été déterminant pour l’accession au pouvoir du parti nazi. L’idéologie communiste est tout l’inverse: elle est basée sur les principes d’égalité et de l’émancipation de tous. Elle vise à mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme et se pose en alternative au capitalisme. C’est donc l’exact opposé.

Assimiler le communisme au fascisme signifie donc non seulement une réécriture de l’histoire, mais aussi de facto une minimisation et une forme de réhabilitation de l’idéologie fasciste au moment même où le fascisme resurgit partout en Europe et est de plus en plus normalisé par des partis de droite.

Le prix Nobel de littérature Thomas Mann écrivait à ce titre: «Placer sur le même plan moral le communisme russe et le nazi-fascisme, en considérant que tous les deux seraient totalitaires, est dans le meilleur des cas de la superficialité, dans le pire, c’est du fascisme. Ceux qui insistent sur cette équivalence peuvent bien se targuer d’être démocrates, en vérité, et au fond de leur cœur, ils sont déjà fascistes; et à coup sûr ils ne combattront le fascisme qu’en apparence et de façon non sincère, mais réserveront toute leur haine au communisme». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que la Résolution au Parlement européen ait été promue notamment par le parti de Viktor Orbán, et que la plupart des partis d’extrême-droite européens l’aient votée.

L’anticommunisme a toujours été un pilier de tous les mouvements d’extrême droite, de Hitler en Allemagne à Pinochet au Chili. Il s’agit de combattre tous ceux qui proposent une alternative au système capitaliste. Il n’en va pas autrement aujourd’hui. Le président brésilien d’extrême droite Jair Bolsonaro veut faire du Brésil «un rempart contre le communisme» en Amérique latine. Et la même haine anime la N-VA quand elle qualifie notamment le PTB de «déchet de l’histoire», ou les groupuscules d’extrême droite comme Schild en Vrienden qui lancent la chasse aux mouvements étudiants de gauche comme Comac (étudiants du PTB). Marxistes, défenseurs de Mai 68, syndicats et militants de l’égalité, tous sont des ennemis et doivent être mis au pas.

Une résolution sur le passé écrite pour le présent  

La résolution ne se contente en effet pas de réécrire l’histoire, elle appelle aussi à effacer toute trace de l’histoire réelle et à créer une nouvelle «culture mémorielle partagée». Il ne s’agit pas uniquement de condamner tout entier le communisme dans le passé, mais également d’empêcher l’émergence aujourd’hui de toute force de gauche qui remette en cause le système.

Pour y arriver, la résolution va jusqu’à appeler de fait à la destruction de monuments historiques célébrant par exemple la contribution de l’Armée rouge à la victoire contre le fascisme, à réécrire les cours d’histoire pour en retirer les aspects qui seraient jugés trop positifs pour les anciens régimes communistes, à rebaptiser les rues, à interdire la vente d’objets reprenant des symboles communistes…   

Cette résolution comporte encore un autre élément dont on ne peut ignorer la gravité: au nom de la «démocratie», elle légitime l’interdiction totalement anti-démocratique des organisations communistes qui est en cours dans certains pays de l’Union européenne et ouvre la voie à une intensification et à une généralisation de cette interdiction. Dans les pays où de telles lois existent, les partis et organisations communistes sont assimilés aux forces néonazies dont ils sont pourtant les premiers et meilleurs adversaires. Et, sans surprise, ce sont souvent les mêmes pays qui réhabilitent ouvertement des criminels de guerre fascistes pour les présenter comme de braves combattants nationaux.

La résolution fixe finalement même une nouvelle mission civilisatrice à l’Union européenne. Celle-ci devrait «préserver et promouvoir» la démocratie aussi à l’extérieur de son territoire. C’est exactement le même raisonnement qui a été à la base des interventions militaires occidentales partout dans le monde. C’est également au nom de cette mission civilisatrice que les crimes coloniaux ont été commis. L’Union européenne s’octroierait-elle le droit d’intervenir partout dans le monde, militairement s’il le faut, au nom de la «démocratie»?

Dans un contexte de montée de l’extrême-droite et du fascisme partout en Europe, cette résolution est donc non seulement une véritable falsification de l’histoire, elle est surtout politiquement dangereuse. Elle doit être comprise dans le cadre du processus de normalisation du fascisme et de fascisation qui se joue dans nos pays.  Le PTB a évidemment voté contre ce texte et nous continuerons le combat contre la fascisation en Belgique et en Europe.


A lire aussi:

Le Parlement de l’UE réécrit l’histoire

 

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