Quand la communication politique s’invite sur Youtube

Publié le 26 novembre 2021

Extrait d’une vidéo de la série consacrée à l’histoire de la Chine et financée par Tianci Media sur la chaîne Nota Bene. – © Nota Bene/Ytb

Le vidéaste Arnaud Gantier, créateur de la chaîne «Stupid Economics», a mené l’enquête sur un sponsor énigmatique, Tianci Media, aperçu dans une dizaine de vidéos au cours de l’année 2021. L’occasion de revenir sur l’infiltration du soft power sur la plateforme dont une écrasante majorité de l’audience est jeune, voire très jeune.

«Nota Bene» et «Linguisticae» sont des canaux bien connus sur les réseaux sociaux. Le premier, qui comptabilise 1,9 millions d’abonnés, se spécialise dans la vulgarisation historique; le second, avec 360’000 followers, traite de linguistique. Au cours de l’année 2021, ces deux chaînes ont produit plusieurs vidéos dont le sponsor déclaré était une entreprise du nom de Tianci Media (ou TNC Media). Les habitués de Youtube savent qu’une opération commerciale vise généralement à vendre un produit ou service, dont le vidéaste met en avant les qualités et renforce l’attractivité en proposant des codes de réduction ou une promotion spéciale. Ici, rien de tout cela. C’est ce qui a mis la puce à l’oreille d’Arnaud Gantier, qui se consacre à la vulgarisation en économie. 

D’où vient l’argent?

Répertoriée au registre du commerce, Tianci Media a été créée fin 2020 et se présente comme une agence de communication audiovisuelle au capital de 100€, explique le vidéaste. Or, l’opération commerciale avec Nota Bene et Linguisticae aurait coûté, selon les estimations, près d’une centaine de milliers d’euros pour une dizaine de contenus, dont la particularité commune est d’aborder la culture ou l’histoire chinoise. Questions: d’où vient l’argent? Que vend Tianci Media? Pourquoi sponsoriser des contenus en rapport avec la Chine? 

Interrogés, les deux vidéastes concernés expliquent n’avoir eu que très peu de contacts avec ce mécène plutôt généreux. Benjamin Brillaud, alias Ben, de la chaîne «Nota Bene», ajoute que ce partenariat avec Tianci Media lui a permis d’avoir accès à des images de la télévision d’Etat chinoise, CCTV, qu’il n’aurait pas obtenues autrement. Quant au créateur de «Linguisticae», il dit avoir été assisté d’une journaliste de CCTV dans ses recherches. Conscient du fait que la Chine n’est pas une entreprise mais une puissance politique qui «cherche à exporter son modèle» et à «réécrire le roman national», Ben a veillé à conserver sa liberté éditoriale, ce qui n’aurait pas posé de problème. Mais force est de constater que cette indépendance n’est que le fruit de sa vigilance. 

Brouillage du signal

L’infiltration des réseaux sociaux par le soft power chinois est une réalité, appuie le chercheur Antoine Bondaz, interviewé par Arnaud Gantier. Cela se manifeste notamment par la multiplication de «sociétés écrans» qui brouillent la provenance des sponsors et endorment la méfiance du public. Tianci Media aurait d’ailleurs suggéré aux deux vidéastes de ne pas mentionner son financement, ce qui est contraire à la législation en vigueur en France sur la publicité dans les contenus numériques.

Depuis une dizaine d’années, la communication politique fleurit partout sur les réseaux sociaux. Dubai est devenu le paradis (fiscal) des candidats de télé-réalité, la Russie aurait tenté d’influencer des vulgarisateurs scientifiques pour faire la promotion de son vaccin Sputnik V, et la France n’est pas en reste, depuis le financement de vidéos de divertissement par l’Armée ou des ministères jusqu’à l’apparition d’Emmanuel Macron dans un sketch des humoristes McFly & Carlito. 

La situation est préoccupante pour qui est un peu familier du paysage médiatique en ligne et en particulier sur Youtube. Le modèle économique qui permet aux créateurs de vidéos de gagner leur vie repose sur deux piliers, la publicité placée par Google au début, au milieu ou à la fin des vidéos et qui rémunère les auteurs en proportion de l’audience, et les partenariats commerciaux. Par volonté de conserver leur indépendance et la confiance de leur public, les vulgarisateurs scientifiques ont longtemps refusé de contracter des partenariats avec des marques, ne tirant leurs revenus que des annonceurs publicitaires et du bon vouloir de ceux-ci, prompts à se retirer lorsque des sujets dits sensibles sont abordés (en particulier en santé et en éducation sexuelle). Cette précarité rend les vulgarisateurs, considérés comme sérieux et fiables par leur audience, plus perméables aux tentatives d’infiltration de communication politique, par le biais de fonds venus d’institutions culturelles, de musées ou d’organismes d’Etat.

Le danger de ce brouillage du signal est grand. Les plus jeunes s’informent très majoritairement sur les réseaux sociaux et non par le biais de médias traditionnels tenus aux règles et à l’éthique journalistiques. Le financement de ces contenus à très forte audience par des Etats ou affiliés bouleverse l’équilibre des pouvoirs.


Voir l’enquête en vidéo de «Stupid Economics».

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

La démocratie se manifeste aussi dans la rue

Lorsque des citoyennes et des citoyens se mobilisent, comme ce fut le cas ces dernières semaines en Suisse, certains responsables politiques dénoncent une menace pour la démocratie. Un renversement sémantique révélateur d’une conception étroite et verticale du pouvoir. Pourtant, ces mobilisations rappellent une évidence souvent oubliée: le pouvoir du peuple (...)

Patrick Morier-Genoud
Sciences & Technologies

Intelligence artificielle: quelle place pour la liberté de la presse et le quatrième pouvoir?

Exercer son esprit critique alors que les promesses de facilité et de rapidité des systèmes d’IA nous invitent à l’endormir et à la paresse intellectuelle devient une nécessité vitale pour chacun d’entre nous. S’interroger sur ce que fait l’IA à la presse et aux médias est tout aussi impératif. Cela (...)

Solange Ghernaouti
Politique

La vérité est comme un filet d’eau pur

Dans un paysage médiatique saturé de récits prémâchés et de labels de «fiabilité», l’information se fabrique comme un produit industriel vendu sous emballage trompeur. Le point de vue officiel s’impose, les autres peinent à se frayer un chemin. Pourtant, des voix marginales persistent: gouttes discrètes mais tenaces, capables, avec le (...)

Guy Mettan
Histoire

La Suisse des années sombres, entre «défense spirituelle» et censure médiatique

En période de conflits armés, la recherche de la vérité est souvent sacrifiée au profit de l’union nationale ou de la défense des intérêts de l’Etat. Exemple en Suisse entre 1930 et 1945 où, par exemple, fut institué un régime de «liberté surveillée» des médias qui demandait au journaliste d’«être (...)

Martin Bernard
Economie

La crise de la dette publique: de la Grèce à la France, et au-delà

La trajectoire de la Grèce, longtemps considérée comme le mauvais élève de l’Union européenne, semble aujourd’hui faire écho à celle de la France. Alors qu’Athènes tente de se relever de quinze ans de crise et d’austérité, Paris s’enlise à son tour dans une dette record et un blocage politique inédit. (...)

Jonathan Steimer
Histoire

80 ans de l’ONU: le multilatéralisme à l’épreuve de l’ère algorithmique

L’Organisation des Nations unies affronte un double défi: restaurer la confiance entre Etats et encadrer une intelligence artificielle qui recompose les rapports de pouvoir. Une équation inédite dans l’histoire du multilatéralisme. La gouvernance technologique est aujourd’hui un champ de coopération — ou de fracture — décisif pour l’avenir de l’ordre (...)

Igor Balanovski
Sciences & TechnologiesAccès libre

Les réseaux technologiques autoritaires

Une équipe de chercheurs met en lumière l’émergence d’un réseau technologique autoritaire dominé par des entreprises américaines comme Palantir. À travers une carte interactive, ils dévoilent les liens économiques et politiques qui menacent la souveraineté numérique de l’Europe.

Markus Reuter
Politique

Un nouveau mur divise l’Allemagne, celui de la discorde

Quand ce pays, le plus peuplé d’Europe, est en crise (trois ans de récession), cela concerne tout son voisinage. Lorsque ses dirigeants envisagent d’entrer en guerre, il y a de quoi s’inquiéter. Et voilà qu’en plus, le président allemand parle de la démocratie de telle façon qu’il déchaîne un fiévreux (...)

Jacques Pilet
Politique

Et si l’on renversait la carte du monde!

Nos cartes traditionnelles, avec le nord en haut et le sud en bas, offrent un point de vue arbitraire et distordu qui a façonné notre vision du monde: l’Afrique, par exemple, est en réalité bien plus grande qu’on ne le perçoit. Repenser la carte du globe, c’est interroger notre perception (...)

Guy Mettan
Politique

En Afrique, à quoi servent (encore) les élections?

Des scrutins sans surprise, des Constitutions taillées sur mesure, des opposants muselés: la démocratie africaine tourne à la farce, soutenue ou tolérée par des alliés occidentaux soucieux de préserver leurs intérêts. Au grand dam des populations, notamment des jeunes.

Catherine Morand
Economie

Où mène la concentration folle de la richesse?

On peut être atterré ou amusé par les débats enflammés du Parlement français autour du budget. Il tarde à empoigner le chapitre des économies si nécessaires mais multiplie les taxes de toutes sortes. Faire payer les riches! Le choc des idéologies. Et si l’on considérait froidement, avec recul, les effets (...)

Jacques Pilet
Sciences & Technologies

La neutralité suisse à l’épreuve du numérique

Face à la domination technologique des grandes puissances et à la militarisation de l’intelligence artificielle, la neutralité des Etats ne repose plus sur la simple abstention militaire : dépendants numériquement, ils perdent de fait leur souveraineté. Pour la Suisse, rester neutre impliquerait dès lors une véritable indépendance numérique.

Hicheme Lehmici
Politique

Les poisons qui minent la démocratie

L’actuel chaos politique français donne un triste aperçu des maux qui menacent la démocratie: querelles partisanes, déconnexion avec les citoyens, manque de réflexion et de courage, stratégies de diversion, tensions… Il est prévisible que le trouble débouchera, tôt ou tard, sous une forme ou une autre, vers des pouvoirs autoritaires.

Jacques Pilet
Sciences & Technologies

Identité numérique: souveraineté promise, réalité compromise?

Le 28 septembre 2025, la Suisse a donné – de justesse – son feu vert à la nouvelle identité numérique étatique baptisée «swiyu». Présentée par le Conseil fédéral comme garantissant la souveraineté des données, cette e-ID suscite pourtant de vives inquiétudes et laisse planner la crainte de copinages et pots (...)

Lena Rey
Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
CultureAccès libre

Vive le journalisme tel que nous le défendons!

Pourquoi BPLT fusionne-t-il avec d’Antithèse? Pour unir les forces de deux équipes attachées au journalisme indépendant, critique, ouvert au débat. Egalement pour être plus efficaces aux plans technique et administratif. Pour conjuguer diverses formes d’expression, des articles d’un côté, des interviews vidéo de l’autre. Tout en restant fidèles à nos (...)

Jacques Pilet