Pourquoi Dick Marty refuse SwissCovid

Publié le 6 juillet 2020

Dick Marty tient à protéger ses données personnelles. Il n’est d’ailleurs pas un utilisateur des réseaux sociaux. – © DR Photomontage

Dick Marty, grande figure de la scène politique suisse (PLR), ex-procureur du Tessin, ex-conseiller d’Etat et ex-conseiller aux Etats, membre de l’assemblée du Conseil de l’Europe, a une vision très critique de l’application de traçage proposée par le Conseil fédéral. Il l’a dit à Raffaela Brignoni, sur le site tessinois Area, «il portale di critica sociale e del lavoro ». Extraits.

L’application SwissCovid est diversement appréciée. Les voix critiques ne manquent pas parmi les intellectuels et les hommes politiques qui craignent un glissement vers des sociétés technologiquement encadrées. Au détriment des libertés individuelles et de la vie privée.   

Le site tessinois Area a abordé cette question avec Dick Marty, ancien magistrat et ancien conseiller aux Etats (de 1995 à 2011).

 

Monsieur Marty, nous supposons que vous n’avez pas téléchargé l’application SwissCovid…

Je n’ai pas téléchargé cette application, tout comme je n’utilise pas les réseaux sociaux. Et quand je suis dans le train, j’éteins le Bluetooth. La technologie apporte des éléments positifs mais nous devons rester prudents pour que nos données personnelles restent notre propriété exclusive. Ce qui se trouve sur mon téléphone portable (numéros de téléphone, agenda, photos, documents) n’appartient qu’à moi. J’ai également des doutes d’un point de vue pratique: pour que l’application soit efficace, elle devrait être téléchargée par la majorité de la population. De plus, tous ses utilisateurs devraient posséder un smartphone de dernière génération. Pour ces raisons, je doute déjà sérieusement que la mesure puisse fonctionner d’un point de vue technique.

 

Vous n’avez donc pas confiance en SwissCovid? 

Je crois en l’honnêteté de l’action des autorités et je suis convaincu qu’il n’y a aucune arrière-pensée derrière le lancement de l’application. Il n’en reste pas moins que je ne la considère pas comme sûr. L’application a été un grand défi pour ceux qui l’ont développée (les EPF de Zurich et de Lausanne, ndlr.), mais rappelons-nous que pour fonctionner, elle doit passer par les systèmes de gestion Apple et Android, et que là, on ne sait pas qui est derrière tout ça. C’est un fait établi que Facebook a collaboré avec les services de renseignements américains en fournissant des données sur leurs utilisateurs. Croire que la technologie est une réponse à tous nos problèmes est une fausse sécurité, un moyen de déléguer sans critique à des tiers, en l’occurrence l’État, sans analyser les conséquences de nos actes. (…) Ce qui me préoccupe le plus dans ces applications, dont de nombreux pays se sont dotés, c’est le fait qu’elles sont l’expression d’une pensée unique, qui s’exprime bien dans cette période, également marquée par une rhétorique guerrière au Tessin. Je ne nie ni ne sous-estime le danger lié au coronavirus, mais j’observe que la communication utilisée peut favoriser une perception déformée des menaces dans la population. (…) La peur a toujours été utilisée par les pouvoirs en place pour manipuler et tenir les gens à distance. J’aime rappeler le discours de Franklin Roosevelt, président des États-Unis, qui en janvier 1941, s’adressant aux Américains, a parlé des quatre libertés fondamentales. Dont la liberté de ne pas avoir peur. C’est le contraire de ce qui s’est passé ces derniers mois, où la peur a été fomentée. Un exemple classique d’instrumentalisation de la peur concerne la lutte contre le terrorisme. (…) On l’a utilisée pour retirer des droits acquis. Pour faire référence à la réalité suisse, dans notre pays, nous avons environ 9500 décès par an dus au cancer du poumon, la plupart causés par le tabagisme et la pollution. Notre Parlement a-t-il déjà interdit la publicité pour les cigarettes?

 

Pour en revenir à SwissCovid, pensez-vous qu’il y a des risques pour les citoyens?

Lorsque j’entends dire que l’application est sûre, je m’inscris en faux. La grande faiblesse du système consiste dans le fait de devoir se fier à Bluetooth: une personne un peu compétente en informatique peut ainsi s’introduire dans les appareils des autres usagers. Deuxième faiblesse: pour fonctionner, l’application doit passer par les systèmes de gestion de Google et d’Apple, qui ne sont pas open source. Nous ne savons pas qui est derrière ces systèmes et ce qu’ils font de nos données. Certains disent «je n’ai rien à cacher»: c’est un non-sens. Toutes nos informations passant par la technologie sont stockées sur des serveurs américains. Je vous suggère de lire «System Error» d’Edward Snowden pour comprendre ce qui pourrait nous arriver à cause de la circulation superficielle de nos informations. Par exemple, via un réseau social vous êtes en contact avec une personne que vous ne connaissez peut-être même pas mais qui figure sur la liste des terroristes potentiels. Pour cette raison, il se pourrait qu’un jour vous soyez appréhendé en passant une frontière vers les États-Unis. (…) Voilà pourquoi je suis opposée par principe à SwissCovid: une fois que l’idée d’une application liée à la garantie d’une sécurité présumée a été légitimée, on peut en introduire d’autres à l’avenir, affinées pour chaque problème. Bien sûr, vivre en liberté comporte des risques, mais ceux-ci sont toujours plus faibles que ceux encourus dans un pays qui s’éloigne de l’État de droit et rompt avec les libertés individuelles. 


Lire l’interview sur le site Area

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