Oligarques: qui casse paie

Publié le 24 février 2023
Le Conseil fédéral renonce, «faute de bases légales», à indemniser l’Ukraine avec l’argent des Russes sur liste noire. Et risque de se trouver bien seul face aux autres pays occidentaux s’il persiste.

En dépit de ses proclamations de soutien à l’Ukraine, le Conseil fédéral a renoncé, mercredi 15 février, au principe d’une confiscation immédiate des avoirs détenus par de richissimes Russes bloqués en Suisse du fait des sanctions. Son argumentation repose sur l’idée selon laquelle une «confiscation d’avoirs russes privés n’est pas licite selon le droit en vigueur». Conclusion étrange il est vrai: en plaçant plus de 1’200 individus et organisations sous sanctions, le gouvernement ne leur attribue-t-il pas une co-responsabilité à la guerre d’agression menée par la Russie contre son voisin depuis presque un an? La logique commande d’en tirer les conséquences: les biens gelés doivent servir à financer la reconstruction.

Précédents dans le Golfe

La question de l’utilisation des avoirs gelés est aussi ancienne que les sanctions elles-mêmes. Dès les premiers jours de la guerre, il a semblé clair pour de nombreux experts et décideurs occidentaux que les centaines de milliards de dollars appartenant à la Russie ne seraient jamais retournés au gouvernement responsable de la guerre, et pour cause: en septembre dernier, une estimation conjointe de la Banque mondiale, de la Commission européenne et du gouvernement ukrainien évaluait les coûts de reconstruction des infrastructures à 349 milliards de dollars. Lors de la Conférence de Lugano de l’été dernier, Kiev avait même présenté une facture de 750 milliards, incluant les pertes économiques imputables à la guerre. Depuis lors, les missiles et les obus ont continué de pleuvoir, faisant exploser la facture.

Parallèlement, les avoirs publics russes bloqués en Occident dépassent 300 milliards de dollars, essentiellement sous la forme de réserves de change de la banque centrale russe (316 milliards au 31 décembre 2021). En octobre dernier, le Groupe de travail international sur les sanctions russes publiait un papier justifiant leur confiscation en fonction d’une interprétation du droit international appliquée précédemment lors de la première guerre du Golfe, lors de la reconstruction du Koweit, sur la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU d’un retrait immédiat de l’armée russe d’Ukraine et sur un jugement de la Cour internationale de justice exigeant l’arrêt immédiat des opérations militaires. Dans plusieurs Etats (pays du G7, Union européenne notamment), des mécanismes juridiques sont graduellement mis en place pour permettre ces confiscations.

Proches de Poutine et profiteurs de guerre

La question des avoirs privés est autrement plus complexe: un citoyen, une entité russe ne peut pas être considéré comme responsable de la guerre. Ses avoirs doivent par conséquent être préservés. Il en va différemment pour les personnes dont la responsabilité est directement et concrètement engagée. L’on pense au chef des milices Wagner, engagées dans les combats sur le front du Donbass, le milliardaire Evgueni Prigojine, du premier cercle autour de Vladimir Poutine.

On peut aussi inclure des exemples moins évidents mais sanctionnés quand même comme Alisher Usmanov, qui a «activement soutenu matériellement et financièrement les responsables russes de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine et qui en a activement soutenu la politique», comme l’indique sa fiche sur la liste des sanctions publiée par le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco). C’est un des milliardaires russes qui a particulièrement apprécié d’être basé en Suisse, notamment par l’utilisation de sociétés et de trusts et par ses relations avec 27 banques suisses dont Crédit Suisse et Julius Baer.

Opposition des banques

Les banques n’ont évidemment aucun intérêt à ce que les avoirs de personnes sanctionnées soient confisqués. Cela démolirait l’image séculaire d’une Suisse coffre-fort de toutes les fortunes mondiales, bien ou mal acquises. L’un de leurs meilleurs arguments de vente pour attirer des grandes fortunes du monde entier se verrait décrédibilisé instantanément. D’où leur lobbyisme attentif au Palais fédéral pour éviter toute saisie d’avoirs gelés. Et s’épargner tout effort sérieux pour aider les autorités à identifier les avoirs de leurs clients mis sous sanctions, ce qui a contribué à ce que 7 milliards de francs seulement ont été trouvés.

Le Conseil fédéral reste néanmoins prudent: il sait, depuis la fin du secret bancaire, qu’il est moins pire de dire «non» aux banques qu’aux grands pays voisins. Aussi, il a «pris note» du caractère illicite, à la lumière du droit actuel, d’une confiscation des avoirs privés, ainsi que le présentait son groupe de travail. Mais il ne ferme pas la porte à une évolution de ce même droit. Si, par exemple, les Etats-Unis et l’Union européenne se décidaient à quand même utiliser la fortune personnelle des richissimes Russes sanctionnés pour financer la reconstruction de l’Ukraine, on n’imagine pas qu’il attendrait très longtemps pour faire de même. Quoi qu’en disent les banques.

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