Ni enfer ni paradis, mais une alternative au retour en force du manichéisme

Publié le 13 janvier 2023
«The Banshees of Inisherin» de Martin McDonagh est un film à propos duquel les avis divergent. La semaine passée, nous publiions celui de Norbert Creutz, pour qui le réalisateur est doté d’un «imaginaire méchant». Cette semaine, Patrick Morier-Genoud explique que pour lui, il s’agit d’un film exempt de «gentils» et de «méchants», qui donne à voir des personnages aux prises avec ce qui les relie, entre eux et eux-mêmes au monde.

Le manichéisme est un poison qu’on nous inocule dès la plus tendre enfance. «Ceci est le bien, ceci est le mal.» Nous sommes bien sûr dressés à choisir le bien, ce qui ensuite facilite grandement toutes sortes de manipulations. «Si tu fais ceci, tu es un gentil garçon, une gentille fille», «si tu fais cela, tu es une méchante fille, un méchant garçon.» Les gentils iront au paradis tandis que les méchants grilleront en enfer.

Plusieurs genres de récits – d’imaginaires – sont utilisés pour inculquer le manichéisme aux foules. En premier lieu les textes religieux, bien sûr, mais également des romans, certaines philosophies, des théories économiques, des traités politiques, des consignes sanitaires, etc. Et le cinéma. En l’occurrence, cela donne des films édifiants sur le plan moral, faits pour plaire à celles et ceux que ça rassure.

Un pas de côté bienvenu

The Banshees of Inisherin de Martin McDonagh nous propose, lui, de faire un pas de côté par rapport au manichéisme, d’observer une tout autre phénoménologie. L’expérience qu’y font les personnages, et les spectateurs à travers eux, sort du cadre moral habituel. Ce qui a pu troubler, voir apeurer un certain nombre de personnes, dont des critiques de cinéma.

L’intrigue se déroule sur une île irlandaise, baptisée Inisherin pour l’occasion. C’est un huis clos en plein air. Pádraic Súilleabháin élève quelques vaches et vit de la vente de leur lait. Il habite avec sa sœur, qui s’occupe des tâches ménagères et aime la lecture. Colm Doherty, lui, vit dans une maison au bord de la plage, il joue du violon et compose des chansons. Pádraic et Colm sont copains depuis longtemps, ils vont rituellement au pub tous les soirs boire de la bière ensemble. Un jour, Colm signifie à Pádraic qu’il ne veut plus lui parler ni l’écouter. Plus jamais. Parce qu’il devient vieux, que le temps lui est compté et que la conversation de Pádraic l’ennuie profondément. On peut le comprendre, ce d’autant que lors de leur dernière rencontre, Pádraic lui a tenu la jambe pendant plus d’une heure au sujet des crottes de son ânesse naine, Jenny, dont on verra par la suite qu’il l’aime plus que tout au monde. 

Ces liens qui nous unissent au monde

L’approche de Martin McDonagh est béhavioriste, pas psychologiste. On connaît les personnages principalement par leurs comportements; ce qui importe c’est ce que ceux-ci déclenchent et créent, quels liens ils font se nouer ou se dénouer. The Banshees of Inisherin est un film sur les liens qui nous unissent les uns aux autres et, plus encore, sur les liens qui nous unissent au monde ici et maintenant. C’est une des définitions possibles de l’intelligence, inter-legere, relier des données entre elles. En ce sens, le film de Martin McDonagh est d’une grande intelligence. Il ne donne pas à voir ce qu’est Pádraic, ce qu’est Colm, ce qu’est la sœur, ce qu’est le policier de l’île, ou son fils, ou le tenancier du pub. Il montre le ET qui les relie: Pádraic ET Colm, ET sa sœur, ET le policier…

Comme il ne fait ni dans la psychologie ni dans l’introspectif, le réalisateur nous livre au fur et à mesure toutes les clés de compréhension, sans fausse pudeur et sans se faire prier. Par exemple, lorsque Pádraic (Patrick en anglais) change de comportement – de placide il devient violent – suite au refus de Colm de lui parler et de l’écouter, un plan montre un masque en train de brûler dans l’incendie qu’il vient de déclencher; il n’y a pas à chercher midi à quatorze heures. 

Le cinéaste irlandais ne juge pas ses personnages, et pour apprécier le film, les spectateurs sont invités à faire de même. Sinon, la déception peut être grande. Mon confrère Norbert Creutz, par exemple, a sur ce site jugé que Martin McDonagh était un «auteur sardonique» doté d’un «imaginaire méchant». Renaud Baronian, du Parisien, a quant à lui parlé «d’un film d’une tristesse repoussante».

Il faut dire que le manichéisme, justement, fait un retour décomplexé sur le devant de la scène. Le tri entre les «gentils» et les «méchants» est plus que jamais d’actualité. La bonne pensée est mise en scène sans subtilité, elle expose le spectacle d’un humanisme mou, ectoplasmique; toute dialectique est honnie – «ceci est mon sang, ceci est mon corps, avalez-moi tout ça sans rechigner». Est-ce que cela permet de relier différentes données entre-elles? On peut en douter.

L’existence des personnages précède leur essence

La vie des personnages de The Banshees of Inisherin change parce que les circonstances leur font changer d’attitude. On pourrait rapprocher ça d’une forme d’existentialisme: les événements de leur existence précèdent leur essence. Ni bon ni mauvais ontologiquement, ils vont pour la plupart voir leur vie s’intensifier, parfois jusqu’au drame. Chaque spectateur et chaque spectatrice en déduira ce qui lui chaut, la morale qui l’arrange. Pour moi, ce sera celle-ci: personne n’est condamné à la tiédeur. En ce sens, The Banshees of Inisherin est un film vraiment chaleureux.   

S’il fallait émettre un doute ou des regrets, cela concernerait la banshee, madame McCormick. Avec sa dégaine de sorcière et ses prédictions mortifères, ce personnage du film pourrait laisser penser qu’il a une influence maléfique sur les événements. C’est peut-être elle qui a effrayé ceux qui voient de la méchanceté dans ce beau et généreux film…

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