Manifestations: la police peut-elle sortir de la confrontation permanente?

Publié le 5 mai 2023

Affrontements entre forces de l’ordre à Lyon, repliés devant une vitrine cassée et manifestants lors du défilé du 1er mai. © Jeff Pachoud/AFP

Depuis janvier 2023 et les premières mobilisations contre la réforme des retraites, au 1er mai 2023, l’actualité s’est fait régulièrement l’écho d’actions musclées et des confrontations qui ont caractérisé le rapport entre forces du maintien de l’ordre et manifestants.

Jacques de Maillard, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay et Aurélien Restelli, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay


Une situation déjà observée dans les années 2010, notamment à l’occasion du mouvement des Gilets jaunes.

Construits à partir d’entretiens réalisés avec des policiers, des gendarmes ou des membres du corps préfectoral, du recueil de documentation interne à la police et à la gendarmerie et de mises en perspective internationales, différents travaux de spécialistes ont montré ce tournant. Ainsi, la « gestion patrimonialiste des conflits sociaux », fondée sur la négociation avec les organisations syndicales et une certaine tolérance vis-à-vis des troubles causés par les manifestants, a laissé la place à un modèle de maintien de l’ordre beaucoup plus dur, dont l’objectif semble être d’empêcher les manifestations, plutôt que de faciliter leur déroulement.

Ces opérations de maintien de l’ordre sont en effet caractérisées depuis quelques années, par une certaine « brutalisation » et un durcissement dont témoigne aussi l’usage croissant d’outils judiciaires et administratifs contre les manifestants.

Un changement de doctrine qui a fait long feu

Pourtant, lorsque la mobilisation contre la réforme des retraites a débuté, en janvier, les difficultés relatives aux opérations de maintien de l’ordre semblaient être de l’histoire ancienne. Depuis le remplacement de Didier Lallement par Laurent Nunez au poste de préfet de police, une approche différente de l’encadrement des cortèges parisiens prévalait. Les policiers et les gendarmes n’encadraient plus les manifestants au plus près, mais se situaient au contraire à bonne distance de ceux-ci, dans des rues adjacentes. Et les syndicats et leur service d’ordre avaient repris la main sur l’organisation des manifestations, en bonne intelligence avec les préfets et les forces de l’ordre.

Mais ce récit de l’« adoucissement » ne résiste guère à l’analyse et occulte certains excès policiers à l’encontre de manifestants. Un journaliste indépendant a ainsi dû être amputé d’un testicule suite au coup de matraque porté par un policier lors de la manifestation du 19 janvier, à Paris. De plus, l’apparent changement de doctrine consécutif à la nomination de Laurent Nunez n’a pas empêché plusieurs dizaines de personnes visiblement pacifiques de subir des matraquages injustifiés lors de charges policières (le 19 janvier, le 31 janvier et le 11 février).

Surtout, à partir du 16 mars et du recours par le gouvernement à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution, les journalistes et les observateurs ont largement documenté les violences physiques exercées par les forces de l’ordre à l’encontre des manifestants, ainsi que les arrestations arbitraires, voire les humiliations subies par ces derniers lors des manifestations nocturnes (non-déclarées par les syndicats) consécutives à l’annonce du recours au 49.3.

Des unités policières et des dispositifs judiciaires qui interrogent

Les critiques se sont notamment focalisées sur les agissements de la BRAV-M, une unité créée en 2019 pour réprimer les cortèges mobiles et sauvages des Gilets jaunes. Mais d’autres images attestent également de violences commises par des policiers membres de CRS ou de Compagnies d’Intervention (CI).

Au total, depuis le début de la mobilisation, l’IGPN a été saisie de 53 enquêtes judiciaires, principalement pour Paris (chiffres au 1er mai), tandis que la Défenseure des droits a été saisie 115 fois (chiffres du 17 avril) pour des violences policières supposées.

Concernant les arrestations arbitraires, si elles peuvent être décrites comme telles, c’est en raison du faible nombre d’interpellations qui aboutissent, en bout de chaîne, à des déferrements. Ainsi, au cours de la soirée du 16 mars, 292 personnes ont été placées en garde-à-vue mais seulement neuf d’entre elles ont été déférées avec des sanctions très faibles.

Le lendemain, 64 personnes ont été placées en garde-à-vue et six d’entre elles ont été déférées. Cela renforce l’idée d’un détournement de la garde-à-vue, qui n’est plus utilisée pour mettre un suspect à disposition d’un officier de police judiciaire (OPJ), mais simplement pour punir un individu d’avoir participé à une manifestation ou « pour vider les rues ».

Un basculement répressif

Comment peut-on expliquer ce basculement répressif à partir de la mi-mars ? Les forces de l’ordre, soutenues par le gouvernement et les syndicats policiers, avancent trois types d’arguments, déjà utilisés au plus fort du mouvement des Gilets jaunes, en décembre 2018.

Le premier a trait au caractère émeutier des manifestations les plus récentes, rendant les moyens habituellement employés pour encadrer les manifestations intersyndicales insuffisants pour rétablir l’ordre. Le deuxième argument pointe la fatigue et la lassitude des forces de l’ordre à cause de la répétition des manifestations et de la surcharge de travail, ce qui expliquerait les dérives et les bavures.

Le troisième est la violence exercée contre les forces de l’ordre, dont ont témoigné de nombreuses images comme ce policer qui s’écroule après avoir reçu un pavé dans la tête lors de la manifestation parisienne du 23 mars. Les chiffres rapportés par le ministère de l’Intérieur font état de 441 policiers blessés pour cette seule journée à Paris.

La violence exercée par les forces de l’ordre est alors présentée comme une réponse, par l’État, à ce déferlement. Ces arguments ne peuvent pas être balayés notamment avec la recomposition du répertoire manifestant, avec des violences de certains groupes minoritaires (facilitées à Paris par le contexte urbain, et notamment l’amas de poubelles dans les rues).

La lecture des journaux de marche des compagnies de CRS, comme a pu le faire Le Monde, est à cet égard instructive : celles-ci ont dû faire en différents endroits à des guets-apens, des jets de projectiles, incendies de poubelles ou de palettes, tirs de mortiers d’artifice, voire de cocktails Molotov. Cependant, ces éléments forment le contexte de l’intervention, sans pour autant déterminer la stratégie adoptée par les forces de l’ordre.

Un manque d’intérêt pour les stratégies de désescalade

Face à ces nouvelles conditions, nous observons un manque d’intérêt persistant des différentes autorités (ministère de l’Intérieur, préfecture de police de Paris, police nationale et gendarmerie nationale) pour la notion de désescalade.

Cette approche vise à retarder, voire éviter le recours à la force, en privilégiant d’autres moyens (temporisation, dialogue, recul des forces de l’ordre) tant que cela est possible. S’en passer conduit les forces de l’ordre à se montrer brutales dès qu’une difficulté apparaît et contribue à distinguer nettement la France d’un grand nombre de pays européens.

Plusieurs conséquences en découlent : une incapacité à opérer des distinctions entre les profils de manifestants – et donc l’usage de la force contre des manifestants apparemment non violents ; une sous-utilisation des mécanismes de communication en continu par l’emploi de moyens humains (équipes dédiées chargées de communiquer en continu avec les manifestants) et technologiques (l’utilisation de panneaux lumineux permettant de rendre plus visibles les ordres de dispersion et sommations) ; une tendance à réduire la contestation sociale à l’action de groupes minoritaires (d’« ultragauche » notamment), et donc à déployer la force.

L’unité dite de la BRAV-M a été particulièrement cible de critiques. Émission de C à Vous, YouTube, 7 avril 2023.

Sans entrer dans le détail de faits individuels pour lesquels les procédures judiciaires sont en cours, le non-respect de règles déontologiques tel que le port du RIO (numéro d’identification), le fait d’avoir le visage masqué, l’emploi d’un ton agressif ou du tutoiement, l’usage de gaz lacrymogène non légitime, etc., apparaît de façon récurrente.

L’utilisation d’unités proactives à l’instar des Brav-M – binômes motorisés mandatés pour interpeller des individus suspectés d’infractions – est l’expression paroxystique de cet ensemble de décisions et pratiques reposant sur un style d’action musclé : interpellations violentes, relations individuelles agressives avec des manifestants, etc.

L’enregistrement diffusé par Le Monde le soir du 20 mars, révèle ces dérives : propos insultants et humiliants et attitudes menaçantes se succèdent auprès de plusieurs jeunes interpellés pendant de longues minutes ; « je peux te dire qu’on en a cassé des coudes et des gueules ».

Deux effets pervers majeurs

Outre qu’elle contribue à porter atteinte à la réputation de la France sur le plan international, cette stratégie confrontationnelle comporte deux effets pervers majeurs.

D’abord, elle a des conséquences humaines sur les individus qui en sont les victimes en termes, a minima, d’atteintes à la liberté de manifester, et a maxima, d’atteintes physiques graves. Ensuite, elle tend à accroître l’hostilité de la part des manifestants, y compris ceux qui sont au départ pacifiques. L’utilisation perçue comme illégitime et excessive de la force finit par devenir un élément de mobilisation. Les interventions viriles d’unités comme les Brav-M sont elles-mêmes facteurs de dégradations des situations.

Une telle stratégie accroît plus généralement les antagonismes entre manifestants et forces de l’ordre, défenseurs des libertés publiques et organisations professionnelles de défense des policiers. C’est ici le risque du « hard power trap », quand la dégradation des relations aboutit à ce que l’obéissance ne résulte plus que de la contrainte, bien mis en évidence dans les travaux internationaux sur la police depuis de nombreuses années.

Au contraire, dans le cas de la manifestation dans le Tarn du 21 avril contre un projet autoroutier, la police était présente mais peu visible et éloignée des cortèges, résultant en peu de heurts. D’autres choix sont donc possibles.

Ce que nous apprend l’histoire des polices

L’histoire des polices montre que certaines périodes sont plus favorables à une réflexion collective sur les conditions de la légitimité des polices. En France, entre les années 1970 et 1990 s’est construit un ensemble de pratiques de maintien de l’ordre reposant sur le tryptique « prévision, négociation, contrôle », logique associée à une acceptation tendancielle de la pacification des conflits par les mouvements protestataires.

Devant une transformation des répertoires (plus imprévisibles, moins déclarés, moins organisés, etc.) et l’incapacité à neutraliser les protestataires plus violents, les gouvernements français ont privilégié, depuis maintenant une dizaine d’années, une réponse consistant à frapper plus durement l’ensemble des manifestants pour préserver l’ordre public.

Dans un ouvrage récent, nous montrons que le modèle policier français, dont la légitimité a d’abord été pensée par rapport à la préservation de l’ordre politique, doit désormais s’adapter aux demandes de tranquillité émanant des territoires et asseoir l’autorité de ses agents aux yeux des publics divers d’une société française inégalitaire et plurielle.

Cette question se pose particulièrement pour le maintien de l’ordre. A un moment où le fonctionnement de la démocratie représentative est structurellement remis en cause, et où donc de nouvelles formes de protestation ne manqueront pas d’émerger, il semble essentiel de prendre le temps de repenser le maintien de l’ordre, en combinant usage légitime et proportionné de la force et respect des libertés individuelles.The Conversation


 

Jacques de Maillard, Professeur des Universités, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay et Aurélien Restelli, Doctorant, sociologie, CESDIP, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

La guerre entre esbroufe et tragédie

Une photo est parue cette semaine qui en dit long sur l’orchestration des propagandes. Zelensky et Macron, sourire aux lèvres devant un parterre de militaires, un contrat soi-disant historique en main: une intention d’achat de cent Rafale qui n’engage personne. Alors que le pouvoir ukrainien est secoué par les révélations (...)

Jacques Pilet
Culture

La France et ses jeunes: je t’aime… moi non plus

Le désir d’expatriation des jeunes Français atteint un niveau record, révélant un malaise profond. Entre désenchantement politique, difficultés économiques et quête de sens, cette génération se détourne d’un modèle national qui ne la représente plus. Chronique d’un désamour générationnel qui sent le camembert rassis et la révolution en stories.

Sarah Martin
Economie

Où mène la concentration folle de la richesse?

On peut être atterré ou amusé par les débats enflammés du Parlement français autour du budget. Il tarde à empoigner le chapitre des économies si nécessaires mais multiplie les taxes de toutes sortes. Faire payer les riches! Le choc des idéologies. Et si l’on considérait froidement, avec recul, les effets (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

La malédiction de Kadhafi: quand la justice rattrape la politique

Quinze ans après la chute du régime libyen, l’ombre de Mouammar Kadhafi plane encore sur la scène française. La condamnation de Nicolas Sarkozy ne relève pas seulement d’un dossier judiciaire: elle symbolise le retour du réel dans une histoire d’alliances obscures, de raison d’Etat et de compromissions. Ce que la (...)

Othman El Kachtoul
Culture

Le roman filial de Carrère filtre un amour aux yeux ouverts…

Véritable monument à la mémoire d’Hélène Carrère d’Encausse, son illustre mère, «Kolkhoze» est à la fois la saga d’une famille largement «élargie» où se mêlent origines géorgienne et française, avant la très forte accointance russe de la plus fameuse spécialiste en la matière qui, s’agissant de Poutine, reconnut qu’elle avait (...)

Jean-Louis Kuffer
Politique

Les poisons qui minent la démocratie

L’actuel chaos politique français donne un triste aperçu des maux qui menacent la démocratie: querelles partisanes, déconnexion avec les citoyens, manque de réflexion et de courage, stratégies de diversion, tensions… Il est prévisible que le trouble débouchera, tôt ou tard, sous une forme ou une autre, vers des pouvoirs autoritaires.

Jacques Pilet
Politique

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet
Philosophie

Notre dernière édition avant la fusion

Dès le vendredi 3 octobre, vous retrouverez les articles de «Bon pour la tête» sur un nouveau site que nous créons avec nos amis d’«Antithèse». Un nouveau site et de nouveaux contenus mais toujours la même foi dans le débat d’idées, l’indépendance d’esprit, la liberté de penser.

Bon pour la tête
Culture

Sorj Chalandon compatit avec les sinistrés du cœur

Après «L’enragé» et son mémorable aperçu de l’enfance vilipendée et punie, l’écrivain, ex grand reporter de Libé et forte plume du «Canard enchaîné», déploie une nouvelle chronique, à résonances personnelles, dont le protagoniste, après la rude école de la rue, partage les luttes des militants de la gauche extrême. Scénar (...)

Jean-Louis Kuffer
Politique

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

PFAS: un risque invisible que la Suisse préfère ignorer

Malgré la présence avérée de substances chimiques éternelles dans les sols, l’eau, la nourriture et le sang de la population, Berne renonce à une étude nationale et reporte l’adoption de mesures contraignantes. Un choix politique qui privilégie l’économie à court terme au détriment de la santé publique.

Philosophie

Les biais de pensée de la police, et les nôtres

Pourquoi, à Lausanne, un policier a-t-il aimablement serré la main du chauffard qui avait foncé délibérément dans une manifestation propalestinienne? Au-delà des polémiques politiques, il s’agit sans doute avant tout d’un de ces biais cognitifs comme nous en avons tous.

Patrick Morier-Genoud
Philosophie

Plaidoyer pour l’humilité intellectuelle

Les constats dressés dans le dernier essai de Samuel Fitoussi, «Pourquoi les intellectuels se trompent», ont de quoi inquiéter. Selon l’essayiste, l’intelligentsia qui oriente le développement politique, artistique et social de nos sociétés est souvent dans l’erreur et incapable de se remettre en question. Des propos qui font l’effet d’une (...)

Politique

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet
Politique

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray
Politique

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet