Les transformations actuelles des pratiques artistiques

Publié le 22 juillet 2022
L’ouvrage collectif «Entre mémoire et oubli», édité par L’Atelier contemporain, expose comment pour exister face au poids de l’histoire, l’art doit faire table rase du passé et s’en remettre au «présentisme» contemporain au point de s’en tenir parfois à des formes conceptuelles ne laissant d’autres traces que le document ou le certificat.

Constant thermomètre de nos inquiétudes, l’art contemporain est-il encore capable de nous donner la vraie température de nos velléités de sublimation? Est-on aussi proche de ce côté-là du dépôt de bilan? En arts, sous le règne du «présentisme», qu’en est-il de la théorie? Entre mémoire et oubli, édité par L’Atelier contemporain dans la collection Beauté, publication collective coordonnée par Camille Saint-Jacques et Eric Suchère, aborde ces questions et le dilemme de notre relation à la mémoire et à l’oubli en tentant d’en souligner la complexité, les multiples facettes et les innombrables contradictions.

Pour cela sont abordés l’histoire à la Renaissance (Michel-Ange, Aby Warburg), l’histoire au cinéma (Godard, De Sica), le rapport à l’histoire de la musique contemporaine (Christian Rosset), la place de l’art contemporain au Louvre, l’enseignement actuel de l’histoire de l’art en école d’art, et, enfin, la remise en question de la domination mondiale de l’art occidental.

La mémoire du passé nous hante, s’immisce dans nos esprits de mille manières. Bien au-delà de l’ordonnance didactique des salles des musées, l’art d’autrefois nous poursuit au point que certains d’entre nous aspirent de plus en plus à un salutaire oubli. Pour l’idéologie dominante de l’art contemporain, l’art doit faire table rase du passé et s’en remettre au présentisme. Et ceci, au point de parfois même s’en tenir à des formes conceptuelles qui ne laisseront d’autres traces dans l’histoire que des documents témoins allant de la photographie à une simple certification imprimée.

A l’école

Il semble que le dialogue entre l’art contemporain et l’art ancien soit totalement rompu dans les écoles d’art. Pour leurs étudiants, même des artistes aussi proches de nous que Picasso, Matisse, Kandinsky ou Klee n’existent pas. De l’art moderne, ils ne citent plus que Marcel Duchamp et parfois, mais rarement, Kazimir Malevitch, pour son Carré noir sur fond noir, explique l’enseignant Eric Suchère. 

Ce nouveau paradigme date de 1969 et fait suite à l’exposition bernoise d’Harald Szeemann, Quand les attitudes deviennent formes! Et de nos jours, ce paradigme cristallise trois schémas de pensée: la table rase de Marinetti, le postmoderne pour lequel il n’y a plus ni présent ni  passé et dans lequel, côté jugements de valeurs, tout se vaut, et enfin le règne du réseau informatique pour lequel le flux importe plus que toute œuvre matérielle.

En 1969 donc, dans la paisible Helvétie, l’art rompt avec tout passé et dorénavant se fait appeler «contemporain». Plus rien ne se sera plus jamais artisanal, savoir-faire, matières. Tout va devenir circulation de signes. Et lorsque l’on visitera une exposition, on ne le regardera plus, on la photographiera pour l’archiver dans son cloud.

Puis, ensuite, les dernières avant-gardes historiques se sont évaporées à la fin des années 70, ne survivant que comme disques rayés dans un monde où tout se vaut et où tout n’est plus que signes.

Aux archives

Karim Ghaddab nous apprend que les archives ont-elles aussi disparu dans le cloud. L’intégralité des œuvres est désormais publique, consultable et disponible en ligne. La différence entre l’œuvre et sa reproduction est frappée d’obsolescence. Du coup, par un retournement ironique, les temps sont devenus mûrs pour un développement d’admiration fétichiste pour le document traditionnel: classeurs métalliques, papier carbone, fiches cartonnées, bons de commande manuscrits. Le document est devenu vintage. Entre amnésie, fantasme, stratégie et fiction, le phénomène témoigne d’une mutation du regard porté sur l’histoire. «L’engouement pour le document est indissociable de la postmodernité. Désormais, le passé, l’histoire, la mémoire et même la réalité ne sont plus des évidences spontanément ressenties.»  L’histoire est considérée comme étant un récit comme les autres. Le document n’est plus passion pour le passé mais espoir de pouvoir continuer à se projeter dans le futur. Très nombreuses sont les expositions collectives qui ont pris explicitement l’archive comme thème et nombreux aussi sont les artistes qui utilisent des fonds d’archives comme matériaux ou premier ou énième degré.

Oui, la prégnance remarquable des procédures liées à l’archive et au document dans les pratiques comme dans les analyses critiques et les dispositifs d’exposition sont l’un des marqueurs de l’activité artistique du XXIe siècle. La dévalorisation de l’objet physique s’accompagnant d’une survalorisation du discours allant même jusqu’au point où l’énoncé verbal remplace l’œuvre.

Au présent

Pour François Hartog, après 1945, suite à la Shoah et à Hiroshima, on ne peut plus adhérer à l’idée du progrès.  Et c’est vers 1970 que l’on constate la perte définitive en une croyance en un futur. Dès les années 60, en Californie, la pratique généralisée du jogging était l’indice d’un refus de tout vieillissement et du désir de garder indéfiniment un corps impeccable. La mort était devenue totalement obscène. Et c’est ainsi qu’à partir des années 80-90, le présent a fini par apparaître comme la seule catégorie possible. Mutation renforcée par l’inouïe révolution technologique de l’époque, l’internet, promouvant immédiateté et aspiration à l’ubiquité. Depuis, seul le présent nous obsède encore, rongeant notre rapport à l’histoire et au passé. C’est ça le «présentisme». Ce régime d’historicité qui se résume au temps qu’il nous reste à vivre, à une accélération perpétuelle de tout et rien et à une innovation effrénée. Oui, notre pauvre monde est devenu inexorablement «présentiste»!

Au Louvre

Entre 2003 et 2013, Marie-Laure Bernadac a été chargée de l’art contemporain au musée du Louvre et dans sa contribution, elle explique que les expositions d’art contemporain y ont pour but d’attirer de nouveaux publics, de redéfinir le musée du XXIe siècle et de tenter de sauver (un peu) les grandes institutions muséales du tourisme de masse.

Le Louvre, à son origine, a été conçu pour les artistes vivants, écrit-elle. Delacroix, Picasso, Braque y ont décoré des salles. Des expositions thématiques, dont la magnifiquement réellement conceptuelle Copier-Créer de 1993 ou l’hallucinante Peinture comme crime de 2001, consacrée, entre autres, à l’actionnisme viennois, avant-garde autrichienne révolutionnaire, active entre 1962 et 1968, y ont eu lieu.

L’opération la plus novatrice fut, dit-elle, Contrepoint, dans laquelle Luc Boltanski se servit des objets perdus par le public: chaussures, sacs, pots de moutardes, montre, carte de métro, ours en peluche, etc. En quoi ces objets quotidiens, soigneusement catalogués à la manière d’objets archéologiques, sont-ils différents des objets quotidiens (chaussures, dés, vases) trouvés lors des fouilles sous le Carrousel?, demande Marie-Laure Bernadac. 

Dans ton cloud! Le continent oublié de l’art actuel

Comment ne plus être le centre du monde? «Il en va du culte que notre époque voue aux objets d’art comme de celui des reliques au Moyen Age. Les reliques étaient au cœur de la pratique religieuse et puis, sous l’influence de la Réforme, elles ont peu à peu perdu de leur importance pour devenir un folklore désuet voire embarrassant pour l’Eglise elle-même.» L’Afrique, par exemple, n’a jamais eu le goût du musée et de la collection. N’est-ce pas cette absence de conservation qui est à l’origine de sa formidable créativité?

Depuis deux siècles, notre histoire de l’art occupe le passé, ordonne les musées, l’enseignement, les discours esthétiques et critiques, établit les hiérarchies, restaure les vérités, les réputations et invente et cautionne les seules valeurs admises. La crise actuelle de l’histoire de l’art ne provient-elle pas de ce qu’elle s’est inventée au temps des colonies, avec un marché archi dominant, contribuant à faire et à défaire les cotes à coup de colloques et de publications savantes, justifiant la supériorité d’un art occidental sur tous les arts autres réduits à un art anonyme, sans auteurs dignes d’être identifiés ou nommés?

Camille Saint-Jacques nous apprend que la totalité de ce qui s’est déployé comme peinture moderne s’est accompagné d’une production textuelle considérable alors qu’à présent, alors que nous disposons d’une masse d’images quasi infinie, nous voilà incidemment dépourvus de tout commentaire ou mode d’emploi sur celle-ci. Que pouvons-nous faire de tout ce bruit visuel? Comment sortir d’une histoire de l’art faite sur mesure pour un Occident dominateur? En remettant en cause la notion d’œuvre comme finalité de la création? De nos jours, relève Camille Saint-Jacques, l’art est pratiqué par des millions d’amateurs pour qui le culte fétichiste de l’œuvre originale n’a plus de sens et pour qui l’art est devenu une expérience, une attitude qui ne trace plus de frontière entre arts majeurs et arts mineurs, qui ne professe aucune théorie, qui n’a plus que des pratiques! Evidemment, du coup la quantité d’invendus est devenue proprement hallucinante. De plus, il ne s’agit pas de se leurrer, aussi incontournables que paraissent les stars d’aujourd’hui, demain elles seront elles aussi oubliées. Les questions de stockage, de conservation, d’héritage et de succession vont donc devenir de plus en plus pathétiques.

Même les peintres actuels les plus prétentieux posent parfois l’hypothèse que leur œuvre toute entière pourrait disparaître un jour dans une décharge.  

Oui, montrer que l’art est avant tout une expérience, qu’il peut y avoir des artistes sans œuvre comme il y a des révolutionnaires sans révolution, est certainement l’un des enjeux esthétiques de notre époque.  Ainsi qu’Harald Szeemann l’avait perçu dès 1969, la notion d’œuvre est désuète et en finir avec le fétichisme de la marchandise artistique passe par l’élargissement du domaine de l’expérience artistique.


«Entre mémoire et oubli», L’Atelier contemporain, 224 pages.

Avec des contributions de Jean-Christophe Bailly; Marie-Laure Bernadac; Giovanni Careri; François Hartog; Karim Ghaddab; Fabrice Lauterjung; Roland Recht; François Raison; Christian Rosset; Camille Saint-Jacques; Eric Suchère.

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