Les moulins à vent de Jair Bolsonaro

Publié le 6 mai 2020
Les petites phrases du chef de l’État brésilien qu’il faut retenir cette semaine : C’est moi qui commande! Hélas pour lui, il n’est pas obéi. Et: Je suis un messie [une allusion à son second prénom, Jair Messias Bolsonaro], mais je ne peux rien faire! Et bien, gouvernez président,  lui répond un éditorialiste! Reprenons dans l’ordre.

Jean-Jacques Fontaine, journaliste, auteur du blog Vision Brésil


Acte un, vendredi 24 avril 2020. Jair Bolsonaro renvoie le directeur de la Police fédérale Mauricio Valeixo, officiellement «pour mettre à sa tête un homme qui puisse lui donner des informations sur les enquêtes en cours.» Réaction immédiate de Sergio Moro, le ministre de la Justice, autorité de tutelle de la Police fédérale, il annonce sa démission avec fracas le lendemain. C’est lui qui avait nommé Mauricio Valeixo à son poste, c’était l’un de ses proches collaborateurs lorsqu’il était juge à Curitiba, chargé des enquêtes sur l’affaire de corruption Lava Jato

Un renvoi au parfum sulfureux

Sergio Moro convoque la presse pour expliquer les raisons de son départ. Jair Bolsonaro lui aurait confirmé que l’éviction de Mauricio Valeixo «était politique», il en détient la trace sur sa messagerie Whatshapp et se dit prêt à en apporter la preuve. Derrière ces raisons politiques, il y aurait des enquêtes, menées par la Police fédérale, qui visent deux des fils du président: Flavio, l’aîné, sénateur, soupçonné d’avoir octroyé des faveurs aux milices paramilitaires de Rio de Janeiro pour la construction et la revente d’immeubles édifiés illégalement, dont il aurait utilisé une partie des fonds pour financer sa campagne électorale de 2018.

Mais aussi Carlos, le second, député municipal de Rio de Janeiro, soupçonné d’être l’instigateur de ce qu’on appelle au Brésil la fabrique des fakenews, autrement dit, l’usine à tweets de Jair Bolsonaro. Le Tribunal suprême a décidé de se pencher sur les déclarations de l’ex-ministre, qu’il considère comme graves.


Lire aussi: Bolsonaro et les trois petits fistons


Valse-hésitation à la tête de la Police fédérale

Entre temps, Jair Bolsonaro désigne à la tête de la Police fédérale, en remplacement de Mauricio Valeixo, Alexandre Ramagem, jusqu’alors chef des services secrets. C’est un ami proche de la famille, plus précisément un intime de Carlos Bolsonaro. Alexandre de Morais, juge au Tribunal suprême, barre cette nomination pour raison majeure : risque de collusion entre les parties.

Fou de rage, le président accuse Alexandre de Morais de bafouer son autorité, c’est moi qui commande. Il est tout de même contraint de s’incliner devant les institutions. Il cherche désormais un remplaçant provisoire à Alexandre Ramagem, mais n’a pas renoncé à le confirmer ensuite à ce poste.

La confession de Sergio Moro

Acte deux, samedi 2 mai 2020. Sergio Moro est entendu, pendant près de 8 heures, par trois enquêteurs de la Police fédérale, à la demande du Tribunal suprême. Selon la revue Veja, il fournit toutes les preuves de ses déclarations en mettant à disposition des enquêteurs la totalité de la mémoire de son téléphone portable. La suite dépend maintenant de l’appréciation du juge du Tribunal fédéral chargé du dossier, José Celso de Mello Filho. 

Sergio Moro pourrait être inculpé de diffamation si ses déclarations ne sont pas étayées par des faits, au contraire, l’enquête pourrait se poursuivre contre Jair Bolsonaro si le Tribunal suprême estime qu’il a outrepassé ses devoirs de fonction en démettant Mauricio Valeixo. Cela pourrait éventuellement conduire au lancement d’une procédure de destitution devant l’Assemblée fédérale.

Prémisse d’un impeachment?

C’est un cas de figure très peu probable. Il est en effet constitutionnellement de la compétence du chef de l’État de nommer les hauts fonctionnaires, dont celui qui dirige la Police fédérale. Il n’est pas non plus certain que sa volonté d’être informé des enquêtes en cours viole l’indépendance de cette institution et du pouvoir judiciaire. 

S’il y a une qualité qu’on peut toutefois reconnaître à Jair Bolsonaro, c’est son instinct politique sans faille. Il multiplie les provocations, certes, à la manière de Donald Trump son mentor, mais, comme lui, il sait s’arrêter à temps. C’est pourquoi il a reculé — provisoirement — dans l’affaire de la nomination du chef de la Police fédérale1

Covid-19: Bolsonaro, Messie impuissant

Acte trois, mardi 28 avril. La crise sanitaire explose au Brésil qui annonce 5 083 morts officiels du Covid-19, 1 000 de plus que la veille. Selon plusieurs spécialistes, le chiffre est largement sous-estimé. En cause, le fait que beaucoup de décès liés à des syndromes respiratoires ne sont pas attribués au coronavirus. On n’en est pas sûr, mais il pourrait y avoir plus de 10 000 morts et 1 million de personnes infectées au Brésil. 

Interrogé par un journaliste sur cette explosion des décès, Jair Bolsonaro répond: «Et alors?» Il poursuit: «Je suis un messie, comme mon nom le précise, mais je ne peux pas faire des miracles». Réponse du tac au tac d’un éditorialiste: «Et bien gouvernez, Président!» Jair Bolsonaro apparaît de plus en plus dépassé par la pandémie. Il multiplie les faux pas, en prenant régulièrement des bains de foule, sans masque et sans distance sociale, estimant toujours que cette maladie n’est qu’une petite grippette et que le confinement va tuer plus de monde que la maladie. 

Des bons mots à rebours du bon sens

Depuis l’apparition de la première victime de la maladie, il multiplie les bons mots, tous plus décalés les uns que les autres. Le 19 avril, Manaus (ville du nord-ouest du Brésil, ndlr) creuse frénétiquement des tombes communes pour enterrer ses morts, Jair Bolsonaro déclare: «Fossoyeur, ce n’est pas mon métier.» Le 24 mars, alors qu’on en est encore qu’au début de la pandémie: «J’ai plus de 60 ans, mais, vu ma constitution d’athlète il ne m’arrivera rien.» 

Deux jours plus tard, le 26 mars, il y a 30 morts de plus que la veille. «Il faut étudier le Brésilien. Quand il plonge dans un égout, il nage et en ressort indemne. Je pense que beaucoup de gens ont déjà été infectés au Brésil, qu’ils ont des anticorps et que le virus ne va pas se propager.» Le 2 mai, on en est à 6 412 décès officiels et les chiffres ne cessent de grimper. 

Un pandémonium de la guerre politique

«En seize mois de gouvernement, Bolsonaro est parvenu à faire de son cabinet un gigantesque pandémonium que la pandémie du coronavirus a transformé en théâtre d’une guerre ouverte», écrit Jean-Yves Carfantan sur son blog Istoé Brésil. Le chef de l’État «est aux soins politiques intensifs», poursuit Jean-Yves Carfantan, «il y aura probablement deux périodes dans la Présidence Bolsonaro. La première a commencé à l’investiture, en janvier 2019, la seconde démarre maintenant. Il n’est pas certain qu’elle soit aussi longue que la première.» 

Acte quatre, dimanche 3 mai 2020. Conscient de l’isolement politique dans lequel il est en train de s’enfoncer, Jair Bolsonaro cherche une issue en direction du marais des partis du centre parlementaire pour se construire un semblant de majorité présidentielle. Ce faisant, il renoue avec les pratiques de la vieille politique qu’il avait tellement fustigée durant sa campagne électorale de 2018: des faveurs gouvernementales contre des appuis à l’assemblée. Pour y arriver, toujours la même méthode, il menace l’ensemble de ses ministres réticents à accorder de telles faveurs de les démissionner. 

Le marais en ligne de mire

Ce Centrão, auquel le chef de l’État a appartenu durant ses 27 ans de vie parlementaire, regroupe 200 députés. S’il arrive à en faire le plein, Jair Bolsonaro bénéficierait d’une majorité confortable. 172 votes en effet sont nécessaires pour bloquer l’ouverture d’une procédure de destitution. Pas sûr que ça marche, ses supporters potentiels à l’Assemblée sont très divisés. Pas sûr non plus que cela échoue, l’opposition est aussi totalement éclatée… 

Acte cinq, dimanche 3 mai 2020. Pour le 5ème dimanche de suite depuis le début de l’épidémie de coronavirus, Jair Bolsonaro prend un bain de foule dans les rues de Brasilia, sans masque et sans respecter les distances sociales. Il annonce à ses supporters qu’il cogite tout de même de nommer son poulain Alexandre Ramagem à la tête de la Police fédérale, malgré l’interdit prononcé par le juge Alexandre de Morais du tribunal suprême.

Mais finalement, il choisit une fois de plus de biaiser, il désigne Roberto de Souza, adjoint direct d’Alexandre Ramagem à l’ABIN, les services secrets brésiliens, en annonçant que cette fois, il n’admettrait plus «de nouvelles interférences dans son gouvernement». Fin provisoire du feuilleton…

Les tragédies classiques s’écrivaient en cinq actes, Jean-Yves Carfantan va nous en offrir un sixième. Il nous promet une suite sur son blog Istoé Brésil ; Bolsonaro (2), à suivre… jusqu’en 2022 ?


1 Pour mieux comprendre les rouages de la politique institutionnelle brésilienne, ce dossier (en espagnol) du site en ligne The Conversation.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud

Sorj Chalandon compatit avec les sinistrés du cœur

Après «L’enragé» et son mémorable aperçu de l’enfance vilipendée et punie, l’écrivain, ex grand reporter de Libé et forte plume du «Canard enchaîné», déploie une nouvelle chronique, à résonances personnelles, dont le protagoniste, après la rude école de la rue, partage les luttes des militants de la gauche extrême. Scénar (...)

Jean-Louis Kuffer

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan
Accès libre

L’individualisme, fondement démocratique, selon Tocqueville

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs? Pour le penseur français Alexis de Tocqueville (1805-1859), l’individualisme et l’égalisation des conditions de vie sont deux piliers essentiels de la démocratie.

Bon pour la tête
Accès libre

La politique étrangère hongroise à la croisée des chemins

Pour la première fois en 15 ans, Viktor Orban est confronté à la possibilité de perdre le pouvoir, le parti d’opposition de Peter Magyar étant en tête dans les sondages. Le résultat pourrait remodeler la politique étrangère de la Hongrie, avec des implications directes pour l’Union européenne.

Bon pour la tête
Accès libre

Les fonds cachés de l’extrémisme religieux et politique dans les Balkans

L’extrémisme violent dans les Balkans, qui menace la stabilité régionale et au-delà, n’est pas qu’idéologique. Il sert à générer des profits et est alimenté par des réseaux financiers complexes qui opèrent sous le couvert d’associations de football, d’organisations humanitaires et de sociétés actives dans la construction, l’hôtellerie ou le sport. (...)

Bon pour la tête

Les empires sont mortels. Celui de Trump aussi

Dans mon précédent papier, j’ai tenté de montrer comment la république impériale américaine (selon le titre d’un livre de Raymond Aron publié en 1973 déjà!) était en train de se transformer en empire autoritaire et velléitaire sous la férule Sa Majesté Trump 1er. Bonne nouvelle: les empires sont mortels et (...)

Guy Mettan
Politique

France-Allemagne: couple en crise

De beaux discours sur leur amitié fondatrice, il y en eut tant et tant. Le rituel se poursuit. Mais en réalité la relation grince depuis des années. Et aujourd’hui, l’ego claironnant des deux dirigeants n’aide pas. En dépit de leurs discours, Friedrich Merz et Emmanuel Macron ne renforcent pas l’Europe.

Jacques Pilet

Affaire Vara: telle est prise qui… Tel est pris aussi

Les vacances à Oman de la conseillère d’Etat neuchâteloise Céline Vara lui valent un tombereau de reproches. Il s’agit pourtant d’un problème purement moral qui pourrait très bien revenir en boomerang vers celles et ceux qui l’agitent. Ce billet d’humeur aurait aussi pu être titré «fétichisation des convictions politiques».

Patrick Morier-Genoud

Retour à l’îlot de cherté au détriment des consommateurs suisses

Lors de la session parlementaire de juin, nous assisterons à une attaque hypocrite et malheureuse contre le droit de la concurrence. Car si les «libéraux du dimanche» ̶ comme on les appelle désormais ̶ prônent la libre concurrence le dimanche, ils font en réalité pression contre elle le reste de (...)

Bon pour la tête
Accès libre

Extrémistes? Fachos? Pro-russes? La valse des étiquettes

Ces deux évènements donnent à réfléchir. Les services de renseignement allemands déclarent le principal parti d’opposition, l’AfD, «extrémiste de droite attesté». En Roumanie, le candidat «antisystème» arrive en tête du premier tour des élections présidentielles. Il est étiqueté «extrême-droite» et «pro-russe». Deux questions à se poser. Ces formations menacent-elles la (...)

Jacques Pilet
Accès libre

«Make Religion Great Again»: la place de la religion dans l’Etat trumpien

Le 7 février dernier, Donald Trump a créé au sein de la Maison Blanche un «bureau de la foi», chargé de renforcer la place de la religion aux Etats-Unis. Que signifie la création de cette nouvelle instance, et que dit-elle de l’administration Trump 2?

Bon pour la tête
Accès libre

Psyché et géopolitique

Le célèbre Emmanuel Todd, auteur de «La défaite de l’Occident» paru l’année dernière chez Gallimard et traduit en 23 langues, analyse le monde en démographe, en historien, en raisonneur. L’autre jour il disait cependant sa perplexité devant la fièvre belliciste qui se manifeste en Europe. Il se demandait s’il ne (...)

Jacques Pilet

«Le trumpisme est-il un fascisme?»

La tornade Donald Trump fait chavirer l’Amérique et l’Europe. Moins de deux mois après son retour à la Maison Blanche, le président renverse des conventions diplomatiques vieilles de plusieurs siècles et bouscule dans son propre pays des institutions centenaires. Faut-il y voir comme les historiens Robert Paxton et Stéphane Audoin-Rouzeau (...)

Bon pour la tête