Les mots suffiront-ils jamais à nous rendre «capables du ciel»?

Publié le 22 octobre 2021

La première page pour l’illustrer: «Une tour grise de béton, et à l’intérieur, derrière une porte du treizième étage, un enfer invisible». Pas un mot de plus. – © Sacha Grosser

Dans un petit roman à consistance verbale de diamant, la détresse d’un ado, l’égarement affectif et mental d’une mère et la probable lâcheté d’un père fondent un drame existentiel et son exorcisme poétique, d’une intensité rare...

Rien de plus facile, en termes de plan marketing, que de résumer en deux trois mots ce petit livre de rien du tout, à peine plus de cent pages, quasiment pas d’action, pas de sexe ni d’abus sexuel, pas l’ombre d’un grand thème humanitaire ou climatique, à peine une esquisse de conflit socio-familial à résonances persos comme on en trouve, mais autrement développés, par les super vendeurs du moment genre Marc Angot ou Christine Lévy, bref si le dernier livre de ce Damien Murith dépasse les 300 exemplaires avant Noël, coco, tu me fais signe. 

De fait, à peine de quoi faire une mince série à la télé romande, déjà si piètre en la matière, avec l’histoire de Léo, coincé au treizième étage d’une sinistre tour avec son chat qu’il aime et sa mère dont les bras ne s’ouvrent plus depuis que le père s’est tiré — ce Léo ado qui se rappelle son père comme de son «île au trésor» et qui ne semble avoir hérité de lui que la passion du basket. 

Cela noté en termes parodiques de valeurs «bankables», l’on en finira avec le vocabulaire des commerciaux au (dé)goût du jour, vu que la qualité rare et l’originalité certaine du dernier roman de Damien Murith, comme de ses précédents écrits aux variations sur le même thème de la douleur ordinaire, réside tout ailleurs…

Quand l’«indicible douleur» se dit pourtant

Vivre la douleur, physique ou morale, est une chose, et la dire en est une autre. Dire vraiment l’extrême douleur physique relève probablement de l’indicible, même si c’est sous la plume du plus débonnaire (apparemment) des auteurs français, à savoir Alphonse Daudet, qu’on en trouve une version à glacer le sang et à transir l’âme, sous le titre de La Doulou. Et quant à l’expression de la douleur morale, elle suit l’histoire de l’humanité comme son ombre, pour se diluer aujourd’hui dans un magma doloriste constituant parfois un vrai fonds de commerce.

La douleur enfantine en particulier: valeur sûre, surtout depuis le XIXe siècle, inspirant autant d’œuvres connues (avec Dickens, Dostoïevski, Anatole France, Jules Renard, Bernanos ou Henri Calet, notamment) que d’écrits moins illustres dans toutes les littératures du vaste monde. C’est ainsi qu’en lisant Dans l’attente d’un autre ciel de Damien Murith j’ai parfois pensé au poète japonais Ishigawa Takuboku (1886-1912), auteur de centaines de brefs tankas (minuscules cristaux poétiques genre haï-ku), aux résonances émotionnelles parfois déchirantes.

Or comment juger, littérairement parlant, de ce qu’on pourrait dire les «écrits de la douleur». Que «pèse» la souffrance d’Aline, la jeune fille malheureuse de Ramuz, à côté des témoignages de Primo Levi ou de Jean Améry «sur» la Shoah? Et comment lire, comment parler ensuite du «roman» de Damien Murith dont l’auteur souligne qu’il ne s’agit pas d’une autobiographie? Comment expliquer que «ça» ait l’air si vrai alors que l’auteur ne l’a pas «vécu». Eh bien tel est, mes sœurs et frères, le mystère de l’incarnation poétique, qui peut faire d’un banal «récit de vie» un poème touché par la grâce.

Du «vécu» à l’écriture, la lecture retrace un chemin

Nul besoin, me semble-t-il, de se demander en lisant Dans l’attente d’un autre ciel, si ce qui est écrit là a été vécu, vu que nous vivons l’émotion que font passer les mots, qui évoquent et suggèrent autant et plus qu’ils ne disent. La première page pour l’illustrer: «Une tour grise de béton, et à l’intérieur, derrière une porte du treizième étage, un enfer invisible». Pas un mot de plus. La deuxième: «Sols, murs, plafonds jaunâtres, ici l’air a les mains sales de poussière, de pisse de chat, de vaisselle souillée et de poubelles qui s’entassent, toute inspiration se heurte à une puanteur immonde, si présente qu’elle altère sur la langue jusqu’au gout du sucre». Quatrième page: «L’avenir des hommes se lit sur le visage des mères. Les jours de Léo déjà se blessent aux tranchants des pleurs, s’égarent dans la grisaille d’un regard vide de lendemain». Et la cinquième: «Personne n’a le droit d’entrer dans la cuisine. Personne ne doit voir tout ce qui grouille, tout ce qui déborde et dégouline. La mère, gardienne du chaos, a verrouillé la porte, a caché la clé». 

Ensuite plein de détails du même genre, les uns plombés de réel sordide et les autres plus lumineux, avec le contrepoint d’une voix prodiguant à Léo ses conseils en matière de basket, puis l’évocation d’une voyage que la mère raconte, comme une embellie, et enfin le regard en perspective cavalière, des années après, de Léo sur ces galères, mais les «blancs» qu’il y a entre les petites séquence sont à remplir par la lectrice ou le lecteur, fonction de leur propre vécu ou de leur imagination et de leur empathie. 

Un crachat qui glisse le long du miroir de l’ascenseur, les potes qui demandent à Léo «pourquoi on ne peut pas entrer chez toi ?», le chat qui risque de tomber du treizième que Léo voit du terrain de basket et se rappelle que la mère le déteste parce qu’il pisse partout et menace de le foutre en bas, un sourire de la mère qui s’esquisse le temps d’une chanson de Bob Dylan, la présence du père liée à « des années dans les arbres », et ce quatrain sans rimes de la page 26: 

«Le père avait dit: « Je m’en vais ». 

Le père avait dit: « Je ne t’aime plus ». 

Il l’avait dit sous les glycines, le dos

tourné, comme on se mouche», 

et tout est dit, ou disons que les mots concentrés, lestés d’un max de sentiment et de non-dit qu’on devine, expriment ce qu’on croit inexprimable, enfin c’est comme ça je crois que la lecture agrandit ce livre ou, plus exactement, reconnaît sa vraie dimension dans le «ciel» de la résilience.

C’est le grand compositeur roumain Georges Enesco qui disait, si j’ai bonne mémoire, que la musique de Bach lui avait fait croire que l’homme était parfois «capable du ciel». Et c’est peut-être cela, aussi, qu’on peut attendre de ce qu’on appelle la poésie, avec ou sans rimes  et sans trop savoir de quel «ciel» il s’agit.


«Dans l’attente d’un autre ciel», Damien Murith, Editions d’En bas, 117 pages.

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