Les fonds cachés de l’extrémisme religieux et politique dans les Balkans

Publié le 8 août 2025
L’extrémisme violent dans les Balkans, qui menace la stabilité régionale et au-delà, n'est pas qu’idéologique. Il sert à générer des profits et est alimenté par des réseaux financiers complexes qui opèrent sous le couvert d’associations de football, d’organisations humanitaires et de sociétés actives dans la construction, l’hôtellerie ou le sport. Un système que les autorités peinent à déstabiliser, lorsqu’elles ne le soutiennent pas.

Sasa Djordjevic / BIRN, article publié le 30.07.2025 sur le site BIRN – Balkan Insight, traduit et adapté par Bon pour la tête.


Depuis une trentaine d’années et les guerres d’ex-Yougoslavie, les Balkans occidentaux s’inquiètent des tensions ethno-nationalistes susceptibles de menacer la stabilité régionale.

Malheureusement, les manifestations d’extrémisme ne cessent de croître. Cet été, plus d’un demi-million de personnes, dont beaucoup de jeunes, ont assisté en Croatie au concert d’un chanteur accusé de glorifier le mouvement fasciste oustachi de la Seconde Guerre mondiale. Certains participants ont été filmés en train de faire des saluts nazis, ce qui a suscité un débat sur le symbolisme politique de l’événement.

Lors des récentes manifestations étudiantes en Serbie, l’ethno-nationalisme a brièvement éclipsé le mouvement anti-corruption; certains discours ont fait écho à la rhétorique nationaliste des années 1990 et sont même remontés des siècles en arrière en évoquant des récits de la bataille du Kosovo de 1389.

Au Monténégro, d’éminents religieux de l’Eglise orthodoxe serbe ont fait l’éloge d’un commandant de guerre controversé lié au mouvement nationaliste serbe des Tchetniks de la Seconde Guerre mondiale, dont l’héritage reste profondément contesté en raison d’allégations d’atrocités.

L’argent derrière le risque d’extrémisme violent

Certains considèrent ces événements comme des actes de patriotisme, d’autres y voient une résurgence du nationalisme. Mais ce que ces incidents mettent en évidence, c’est que les tensions ethniques profondément enracinées dans l’histoire de la région perdurent et peuvent à n’importe quel moment dégénérer en violence. L’ethno-nationalisme alimente l’extrémisme religieux et d’extrême droite en élaborant un récit unificateur centré sur l’identité, les griefs et le sentiment d’être une victime. Ces récits sont enracinés dans des conflits historiques et des différends territoriaux.

Toutefois, l’extrémisme violent dans les Balkans occidentaux n’est pas qu’une question d’ethnicité et d’idéologie. Il est également utilisé pour générer des profits. Il s’agit de réseaux financiers complexes qui combinent le mécénat extérieur, les entreprises légitimes, les profits illicites, les contributions de la diaspora, les contrats d’Etat et les flux d’argent liquide qui sont difficiles à suivre.

Ainsi, sous cette surface narrative se cache un phénomène bien plus complexe qui n’y paraît et qui ne peut être compris sans s’intéresser à l’argent et aux fonds cachés de l’ethno-nationalisme.

Une étude récente de l’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée (GI-TOC) montre que le financement de l’extrémisme dans les Balkans occidentaux est de plus en plus diversifié et adaptable, et souligne que peu de choses ont été faites pour perturber ces canaux de financement.

Extrémisme religieux et crowdfunding

C’est lors des conflits en Syrie et en Irak, de 2011 à 2018, que l’extrémisme religieux a été le plus fort. Les Balkans ont été un pôle de recrutement important pour les combattants. Plus d’un millier de personnes ont rejoint les opérations de l’État islamique en Syrie et en Irak. Des fonds ont été collectés et acheminés par le biais de parrainages extérieurs, de façades caritatives, de dons de la diaspora et d’intermédiaires utilisant des services de transfert d’argent.

Bien que l’extrémisme violent à motivation religieuse ait diminué depuis 2018, des problèmes subsistent. Certains rapatriés, prédicateurs radicalisés et influenceurs idéologiques restent actifs et se tournent de plus en plus vers l’autofinancement et le crowdfunding. Ils s’appuient sur leurs biens personnels, leurs entreprises et des dons informels – de petites sommes qui passent inaperçues mais suffisent à financer leurs activités.

Par ailleurs, l’actualité mondiale, comme la guerre à Gaza ou les tensions entre l’Iran et Israël, pourraient réactiver des réseaux dormants ou attirer de nouveaux sympathisants.

Le financement très diversifié de l’extrême droite

L’extrémisme d’extrême droite, lui, se développe dans la région, aidé par de plus grandes possibilités de financement et, dans certains cas, soutenu par la participation de ressortissants des Balkans occidentaux à la guerre en Ukraine, dans les deux camps.

Ces groupes d’extrême droite opèrent ouvertement sous le couvert d’associations patriotiques, d’associations de supporters de football ou d’organisations humanitaires, tout en créant des sociétés financières dans les secteurs de la construction, de l’hôtellerie, du sport et des services informatiques. Certains bénéficient de marchés publics et d’un accès aux budgets des entreprises publiques. Il est encore difficile de calculer le montant exact du financement des activités extrémistes par ces entités.

L’argent circule selon des schémas sophistiqués et la menace de l’extrémisme violent s’accroît. Le soutien financier renforce la résistance des groupes d’extrême droite, les rendant plus difficiles à détecter et plus aptes à exercer une influence à long terme. La frontière entre le financement légal et illégal, ainsi qu’entre les entités traditionnelles et extrémistes, devient de plus en plus floue, donnant lieu à une zone grise où le financement de l’extrémisme peut prospérer.

Sans être inquiétés, ces groupes peuvent exacerber les tensions et compromettre non seulement la sécurité, mais aussi l’économie formelle, le sport et la culture. Ils menacent l’intégrité de l’Etat de droit lorsqu’ils opèrent en toute impunité, en particulier lorsqu’ils sont soutenus par des personnalités politiques et religieuses influentes.

Risque accru pour l’Europe

L’Europe connaît une forte mobilisation de l’extrême droite, souvent soutenue par des partisans idéologiques étrangers. Bien qu’il soit difficile d’établir des preuves directes d’un financement extérieur, leurs récits trouvent un écho dans de nombreuses plateformes extrémistes des Balkans qui risquent de redevenir un point chaud pour les conflits par procuration, avec des canaux de financement déjà établis.

Jusqu’à présent, les gouvernements des Balkans occidentaux ont surtout cherché à prévenir les actes de violence et à démanteler les groupes. Cependant, l’aspect financier reste un point faible. Les soutiens politiques protègent certaines personnalités de l’obligation de rendre des comptes, ce qui implique une application moins efficace de la loi. Peu de financiers extrémistes ont été condamnés. Ceux qui le sont ont généralement été impliqués dans l’extrémisme religieux lié aux conflits en Syrie et en Irak.

Les transactions en espèces continuent de dominer, tandis que les actifs numériques restent négligés. Les audits des marchés publics manquent et les organisations religieuses ainsi que les clubs sportifs échappent à un examen approfondi.

La traque financière, élément central de la lutte contre l’extrémisme

Les cellules de renseignement financier et les services répressifs doivent faire de la traque financière un élément central de la lutte contre l’extrémisme, plutôt que de la considérer comme un pis-aller. Investir dans des formations spécialisées, exploiter les outils numériques et favoriser la coopération transfrontalière sont des étapes cruciales.

D’autres mesures sont indispensables: renforcer la transparence dans les marchés publics, en particulier dans les secteurs à haut risque tels que la construction et l’hôtellerie. Soumettre les organisations religieuses et à but non lucratif à des obligations d’information financière. Renforcer la surveillance des institutions sportives, en particulier les clubs de football et les associations de supporters, qui servent de centres de financement et de recrutement pour les groupes d’extrême droite. Surveiller les flux de crypto-monnaie avant qu’ils ne deviennent une menace importante.

A ce titre, les autorités devraient appliquer rigoureusement la loi sur les crypto-monnaies. Equiper les institutions d’outils d’analyse de la blockchain et de personnel formé pour tracer efficacement les activités et les actifs numériques liés à l’extrémisme. Identifier et mettre sur liste noire les entités juridiques ayant des liens avérés avec ses acteurs.

Protéger l’intégrité des institutions

Plus important encore, les gouvernements doivent faire face à des vérités inconfortables. Certains acteurs extrémistes bénéficient de l’inaction de l’Etat, de l’accès aux marchés publics ou de protection politique, ce qui soulève des questions difficiles en matière de responsabilité. S’attaquer à ces flux d’argent exige une expertise technique mais aussi un engagement politique. La lutte contre le financement de l’extrémisme violent ne consiste pas seulement à empêcher le prochain attentat. Il s’agit de protéger l’intégrité des institutions, des marchés et de la démocratie dans les Balkans occidentaux.

Tant que les extrémistes auront accès à de l’argent liquide, à des contrats ou à des soutiens, ils resteront imbriqués dans les systèmes mêmes qui sont censés les contenir. Le suivi des flux d’argent offre la possibilité de passer de la réaction à la prévention des menaces. La région des Balkans a le potentiel pour mener cet effort. A condition d’un changement radical d’orientation.


Sasa Djordjevic est analyste principal à l’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée.

Article publié sur le site anglophone de BIRN – Balkan Insight.

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