Le véganisme, idiot utile de la société de consommation?

Publié le 14 juin 2024

Produits véganes dans un supermarché autrichien. Tischbeinahe, CC BY

Si le capitalisme s’accommode bien du véganisme, c’est parce que celui-ci s’affirme comme un style de vie particulier participant à la construction identitaire et relevant également d’un courant, voire parfois d’une mode. Le véganisme comporte de ce fait une dimension ontologique importante, «végane» est un attribut du sujet, on «est» végane.

Jérôme Segal, Sorbonne Université


On peut être végane pour diverses raisons : pour la planète, pour sa santé ou par souci du bien-être animal. Le véganisme peut aussi être mis en avant en lien avec diverses ambitions et par de multiples moyens. Ainsi le véganisme se retrouve-t-il lié au développement de l’IA ou à la vente d’automobiles sans cuir animal. On parlera alors de « veganwashing » lorsque le véganisme est instrumentalisé. C’est l’objet du dernier livre de l’historien Jérôme Segal, qui publie aux éditions Lux « Veganwashing, l’instrumentalisation politique du véganisme ». Il y explique comment les véganes, alors même qu’ils représentent moins de 1 % de la population mondiale, font l’objet d’instrumentalisations politiques ou économiques grandissantes. Morceaux choisis où l’auteur interroge le positionnement des véganes face au développement de produits industriels véganes.


Dans un article sur les « opérations de veganwashing » et leur impact sur la lutte pour la cause animale en Italie, le chercheur en sciences politiques Niccolò Bertuzzi explique que le véganisme est historiquement anticapitaliste, mais que cette influence a aujourd’hui tendance à s’estomper pour des raisons pragmatiques :

« Les défenseurs des animaux ont réagi (et réagissent encore) de différentes manières aux opérations de veganwashing lancées de plus en plus fréquemment par les grandes compagnies et, plus généralement, par le capitalisme contemporain. Il est rare qu’ils […] revendiquent la nature historiquement antagoniste et contre-hégémonique du véganisme. Au contraire, la priorité accordée à l’amélioration des conditions de vie des animaux non humains, la considération d’une diminution immédiate du nombre de leurs morts, ou même une plus grande possibilité de choix pour les consommateurs humains, ont incité d’autres acteurs de l’arène à évaluer des positions conciliantes (ou même un soutien explicite) envers des acteurs fortement caractérisés par leur nature capitaliste (hégémonique). »

Lorsqu’on interroge les militants de la cause animale sur leurs positions par rapport aux grandes multinationales qui offrent des gammes de produits véganes, les réactions sont aussi variées qu’instructives.

Jérémy Dubois est cofondateur de Mission Sentience, une association qui sensibilise les jeunes à ce concept, et il anime des formations au militantisme animaliste. Pour lui, toute offre végane est bonne à prendre, car la nourriture a ceci de particulier que sa consommation est limitée par la satiété. « Tout steak végétal acheté est un steak animal en moins, car les gens n’en mangent pas deux en même temps », explique-t-il. Selon cette logique, l’accusation de veganwashing à l’encontre des industries serait un des effets collatéraux d’une action somme toute efficace.

Autrice d’un livre sur les manifestations linguistiques du spécisme, Marie-Claude Marsolier ne s’inquiète pas, elle non plus, de l’augmentation de l’offre en produits véganes proposés par l’industrie alimentaire. Elle y voit même des avantages qui pourraient s’avérer décisifs à long terme :

« Les multinationales de l’industrie de la viande, en développant des gammes de produits véganes, adoptent bien sûr une stratégie de diversification afin d’anticiper le potentiel développement du marché végétalien, donc sans que cela soit vraisemblablement motivé par des considérations éthiques. Cependant, en le faisant, elles apportent, d’une part, leur caution à des produits véganes, toujours suspects d’insuffisance sur le plan gustatif ou nutritionnel, et, d’autre part, elles réduisent le “fossé ontologique” entre produits carnés et végétaux (“D’accord, c’est pas du ‘vrai’ saucisson, mais c’est toujours fabriqué par la société X”). Enfin c’est aussi une assurance que ces compagnies ne lutteront pas activement contre le véganisme puisqu’elles sont à même de profiter d’un changement du marché en sa faveur. »

D’autres se réjouissent des prises de conscience que l’achat de ces produits peut susciter. Responsable de l’antenne française de Generation Vegan, Flavien Bascoul précise par exemple qu’« il ne faut pas s’imaginer que des gens qui se trouveraient conduits vers le véganisme pour des raisons x ou y, ne seraient pas capables d’en venir par la suite à réaliser que l’enjeu vis-à-vis des animaux est fondamental, dans une démarche végane ». De la même façon, Tobias Leenaert affirme que les changements d’avis sur certaines questions morales découlent parfois d’un changement de comportement au lieu de le provoquer :

« L’importance et le poids des arguments moraux en tant que moteur de changement sont relatifs. Nous voulons que les gens deviennent végétaliens parce qu’ils se soucient des animaux, et nous devons élever la conscience morale des gens si nous voulons obtenir un changement durable. Mais cette préoccupation pour les animaux peut résulter d’un changement de comportement pour d’autres raisons. C’est une voie plus indirecte, mais si elle fonctionne, nous devons l’utiliser. »

Flavien Bascoul, de son côté, propose en outre une expérience de pensée intéressante : « Imaginons le cas inverse : si une grande entreprise qui ne faisait que des produits véganes se mettait demain à diversifier son offre en vendant de la viande. Je ne pense pas que les lobbyistes pro-viande se questionneraient pour savoir si oui ou non ça va dans le sens de leurs intérêts… »

Dans l’ensemble, c’est plutôt le pragmatisme qui l’emporte. Laurent, un militant alsacien engagé dans les actions de terrain, est conscient de la prépondérance du capitalisme dans la société et fait le constat suivant :

« Bien sûr que c’est le capitalisme qui est derrière ces produits, mais je pense qu’il faut utiliser le système tel qu’il est, à notre avantage. Tout ce que ces grands groupes veulent, c’est faire des profits, et le végétal va prendre des parts de marché. Du coup, la part des produits d’origine animale va se réduire, moins d’animaux vont mourir. […] Fin 2021, Danone a décidé de transformer une usine dans le Gers qui utilisait du lait de vache pour en faire une usine de produits alternatifs végétaux, c’est une bonne chose ! Utilisons le capitalisme ! Je respecte les positions anarchistes ou anticapitalistes mais il faut être pragmatique. »

Tom Bry-Chevalier, doctorant de la Chaire Économie du Climat de l’université de Lorraine et spécialiste des viandes alternatives, va dans le même sens et estime que l’offre d’alternatives industrielles à la viande « participe à normaliser la nourriture végétale et à la rendre accessible. Sans être naïf sur les intentions des grandes marques (qui ne font probablement pas ça par pur altruisme), je vois mal comment on peut considérer que cela ne va pas dans le bon sens ».

Un des premiers militants et penseurs de la cause animale en France a une position plus nuancée à ce sujet, mais souhaite tout de même garder l’anonymat. Selon lui, les alternatives proposées par les grandes compagnies doivent être encouragées, mais elles ne changeront pas grand-chose :

« Je pense qu’il s’agit d’une excellente chose. C’est une façon d’intégrer le véganisme dans une certaine normalité, de le faire sortir de son ghetto végane, et c’est ainsi que la consommation de produits d’origine animale devrait baisser dans les prochaines années. On sait désormais pertinemment (c’est ce qu’indiquent les tendances actuelles et les prospectives) que cette consommation ne baissera pas parce que les véganes seront de plus en plus nombreux, mais plutôt parce que le reste de la population mangera de plus en plus de produits végés et véganes, sans cesser pour autant de manger également des produits animaux, mais en quantité progressivement moindre. Le rêve de véganiser le monde en convainquant chaque personne de devenir végane ne se réalisera pas. Pas comme ça, en tout cas. »

La polarisation des véganes de part et d’autre d’un purisme du porte-monnaie (soucieux de ne pas financer telle compagnie en achetant ses saucisses végés, parce qu’elle produit aussi des saucisses de cadavres de cochons) est à mon avis un effet de leur crispation identitaire en tant que véganes ; si on veut réduire l’exploitation animale, alors les saucisses végés (même non véganes) de Herta sont une excellente chose, une bonne nouvelle, et il est logique d’encourager leur vente, si tant est que ce soit nécessaire.

Je pense cependant que ce n’est pas l’augmentation de la consommation de produits végés qui changera les choses pour les animaux, mais bien plus la lutte culturelle et politique pour changer notre rapport aux animaux et les lois qui les concernent – une lutte culturelle et politique un peu freinée par l’engouement pour la stratégie végane, qui a tendance à être hégémonique.

Mathilde Sapin, du collectif Anonymous for the Voiceless qui installe des écrans de télévision dans les rues piétonnes pour montrer des films sur l’exploitation animale, ajoute une dimension comparatiste :

« Je suis pour banaliser l’offre végétale, tout faire pour éviter qu’elle reste marginale […]. C’est une étape nécessaire, mais pas une fin en soi. Végétaliser les supermarchés ne sera pas suffisant sans éthique. Les Allemands, qui sont en avance sur l’offre végétale, consomment à peu près tout autant d’animaux terrestres que les Français chaque année (79 kg par personne) »

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De la même façon, comme on l’a vu, malgré sa forte proportion de véganes et l’abondance de son offre végétale [et près de 4 % de sa population qui se déclare végane], Israël a une consommation de viande qui monte à 99 kilos par personne et par an. L’offre végane n’entraîne donc pas forcément une réduction de la souffrance animale.

Cet extrait est issu de « Veganwashing, l’instrumentalisation politique du véganisme », de Jérôme Segal, Lux éditeur, 168 pages. Lux, Fourni par l’auteur

Parmi les personnes interrogées, d’autres encore se demandent si ces gammes véganes des grands groupes ne se vendent pas au détriment de marques 100 % véganes qui, elles, intègrent la cause animale dans leur communication. De plus, on peut penser que les véganes gagneraient tout de même, sur le plan des idées, à dénoncer toutes les compagnies qui participent à l’exploitation animale, y compris celles qui végétalisent leur offre pour verdir leur image. Autrement dit, la question du veganwashing demeure et ne pourra être résolue tant qu’on réduira le véganisme à un simple boycott.The Conversation


 

Jérôme Segal, Histoire, sociologie, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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