Le Titanic redonne vie à une part de notre histoire

Publié le 1 novembre 2024
A Lausanne, l’exposition «Titanic – De vrais objets, de vraies histoires» invite les visiteurs à embarquer sur le paquebot légendaire, depuis le 27 septembre 2024. On peut y découvrir 200 objets remontés du site de l’épave, accompagnés de reconstitutions d’espaces emblématiques comme le Grand Escalier ou les cabines. Sur les 28 passagers suisses, 15 ont péri. Récemment présentée à Paris et Bruxelles, l’étape helvétique de l’exposition nous permet de plonger dans l’histoire de ces citoyens suisses voyageant plein d’espoirs à bord du RMS Titanic. Elle replace leur aventure dans le contexte d’un pays alors bien différent de celui que l’on connaît aujourd’hui: passé d'un pays dont on émigre à un pays dans lequel on immigre. Mais ne sommes-nous pas à notre tour en train de faire naufrage?

Pour certains, le Titanic représente le souvenir d’un vieux cours d’histoire; pour la plupart, c’est surtout le film de James Cameron. Dans celui-ci, Jack et Rose sont des personnages fictifs inventés pour les besoins narratifs du scénario. Mais les protagonistes auraient pu être suisses; ils auraient pu s’appeler Alexis et Bertha, Josef et Maria, Gérald et Aloisia, quelques noms des vrais passagers dont le public découvrira l’histoire au cours de sa visite. Le point fort de cette exposition, c’est de réussir à donner vie à ces destins brisés, à leur donner un visage, une histoire.

L’exposition nous fait revivre le voyage inaugural du Titanic – depuis Southampton en Angleterre, jusqu’à quelque part dans l’Atlantique nord où il a sombré (à quelques 2’900km de New-York, sa destination) – avec une véritable capacité immersive grâce à ses décors impressionnants. Elle nous permet également de nous rapprocher de notre histoire. Pour des raisons que nous allons explorer dans cet article, près de 4’200 émigrés quittèrent la Suisse pour les Etats-Unis en 1912, dont 400 sur les navires de la White Star Line, propriétaire/armateur du Titanic et de ses «bateaux jumeaux». Pour concurrencer les ports français, les compagnies britanniques cassaient les prix. Certains Suisses choisirent donc de partir de l’Angleterre. C’est ainsi que 28 ressortissants suisses se trouvaient à bord du Titanic, dont neuf membres de l’équipage, huit passagers de 1ère classe, deux de 2e classe, et neuf de 3e classe. Ils venaient d’Aarwangen, Altdorf, Aquila, Bâle, Brissago, Bubikon, Couvet, Fleurier, Inwil, Langnau, Osco, Poschiavo et Reigoldswil.

Précarité suisse et émigration

On a tendance à oublier que la Suisse, entre le XVIème et le début du XIXème siècle, était considérée comme l’un des pays les plus pauvres d’Europe. Dans le Dictionnaire Historique de la Suisse (DHS), on peut lire que «jusqu’à l’apparition des modes de production industriels, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, le niveau de vie de la grande majorité de la population dépassait de peu le minimum vital, voire ne l’atteignait pas.» La Suisse préindustrielle était marquée par l’extrême pauvreté, des famines, et la mortalité infantile. Tout cela poussait ses habitants encore valides à émigrer.

Dès le début du XXème siècle le niveau de vie en Suisse augmenta globalement, en même temps que les inégalités tant régionales que sociales. Après 1945, il connut une forte hausse, accompagnée d’une amélioration des salaires et de l’accès aux biens de consommation, comme les machines à laver et les voitures. La société de consommation réduisit les écarts de niveau de vie entre classes sociales et régions. De plus, l’Etat-providence permit aux groupes historiquement désavantagés, notamment les retraités, de profiter d’une qualité de vie améliorée.

Politique démographique

Jusqu’à l’après-guerre, l’émigration est une composante essentielle de l’histoire démographique de la Suisse. Alors que pour certains il s’agit de diffuser le christianisme, de trouver des débouchés commerciaux, pour d’autres, c’est l’espoir de bâtir une vie meilleure. D’ailleurs, dans de nombreuses régions, les autorités allèrent jusqu’à forcer les familles pauvres à émigrer.

Même si l’Amérique du Nord était la destination principale des émigrés suisses (près de 90% d’entre eux) – à l’instar de ceux qui ont embarqué sur le Titanic – l’Amérique du Sud constituait aussi une destination de choix, de gré ou de force. Comme l’illustre l’exemple intéressant de Nova Friburgo, une ville au Brésil fondée en 1819 par des colons suisses, principalement originaires du canton de Fribourg. 

Les colons suisses de Nova Friburgo ont été poussés à partir en raison de crises agricoles, d’un manque de terres disponibles et, dans certains cas, de tensions sociales dues aux réformes économiques et politiques de l’époque. Dans son article du DHS, l’historienne Anne-Lise Head-König nous explique que: «Les attitudes des autorités cantonales ont été très variées selon les régions et les périodes, couvrant un large spectre allant de l’émigration tacitement tolérée à l’interdit; de l’intervention positive de l’Etat avec aide à l’émigration à l’expulsion forcée des pauvres que certains cantons appliquaient à grande échelle, parfois sous forme de déportation. Le cumul d’un certain nombre de dysfonctionnements et d’abus dans la politique émigratoire et dans celle des agences d’émigration a eu pour effet la création d’un article constitutionnel en 1874, qui a donné au gouvernement fédéral la compétence d’intervenir en cas de nécessité et d’une loi fédérale en 1880 qui a confié la surveillance des agences d’émigration à la Confédération.»

Est-ce que les choses ont vraiment changé?

Après une période prospère où le niveau de vie a augmenté, où la Suisse est devenue un pays de Cocagne attirant de nombreux étrangers, ne va-t-elle pas redevenir un pays dont on part? La Suisse ne serait-elle pas devenue une prison dorée dont l’éclat s’estompe sous le poids de l’impôt et des taxes? Si cette charge devait conduire à un exode massif, il concernerait cette classe moyenne qui ne peut plus faire face à la pression à laquelle elle est soumise, laissant dans le pays uniquement ceux qui dépendent de l’Etat-providence et les plus riches, qui se retrouveraient seuls à payer pour les autres. Pendant combien de temps encore la Suisse sauvegardera-t-elle ses prestations sociales alors qu’elles ont tendance à être supprimées? Selon de récents sondages, un tiers des Suisses estiment que leur situation financière est difficile. Certains retraités finissent leurs jours dans des pays plus abordables. Malgré cela, le Conseil fédéral a décidé d’économiser au détriment du social. Les rentes de veufs et de veuves seront bientôt supprimées (sauf en cas d’enfants à charge), le survivant n’ayant plus qu’à solliciter, en cas de difficulté, les prestations complémentaires (opaques, invasives et donc inaccessibles pour la plupart des personnes âgées qui finissent par renoncer à en faire la demande). Mais les plus jeunes aussi sont concernés: la Confédération a récemment décidé de se désengager du financement des crèches.

Ce qui est intéressant, c’est que même à l’époque où la Suisse connaissait une importante émigration, elle connaissait aussi de l’immigration. Tandis que des Suisses partaient pour l’agriculture (ou le mercenariat bien souvent, mais qui n’a volontairement pas été abordé dans cet article, étant généralement une émigration temporaire), des étrangers, notamment italiens, affluaient pour répondre à la demande dans les usines, les mines et les chantiers de construction. Ce besoin s’est accentué après la Seconde Guerre mondiale, lorsque la croissance économique suisse nécessitait plus de main-d’œuvre.

Faisons un bref comparatif afin de bien comprendre

Passé: pauvreté et migration économique

  • Emigration de Suisse: historiquement, les Suisses partaient pour fuir la pauvreté, surtout les agriculteurs face à un manque de terres et de perspectives économiques. Partir était souvent une nécessité pour survivre.
  • Immigration en Suisse: malgré la pauvreté en Suisse, le pays attirait des travailleurs pour des emplois industriels ou de construction, où des étrangers, principalement Italiens, trouvaient des opportunités non disponibles chez eux.

Aujourd’hui: niveau de vie élevé mais tensions économiques de plus en plus fortes

  • Immigration actuelle: la Suisse attire de nombreux immigrés pour son niveau de vie, ses opportunités économiques et son système social protecteur, qui inclut des aides importantes pour les plus démunis. Actuellement, les étrangers représentent 25% de la population du pays, soit 2,3 millions.
  • Emigration actuelle: bien que beaucoup moins fréquente, l’émigration des Suisses aujourd’hui (environ quelques 813’400 ressortissants Suisses sont établis à l’étranger) n’est plus liée à la pauvreté mais plutôt aux désavantages fiscaux, au coût de la vie élevé, ou pour trouver un meilleur équilibre travail/vie personnelle.

Profils ayant un intérêt à rester ou à partir

  • A rester: les personnes bénéficiant des aides sociales, en particulier les familles à bas revenus ou les migrants recevant un soutien. De plus, les professions bien rémunérées et spécialisées trouvent en Suisse des opportunités importantes.
  • A partir: la classe moyenne, qui subit la pression fiscale sans contrepartie d’aide sociale et dont les loyers et assurances augmentent alors que les salaires stagnent. Les «working poors» qui peinent à joindre les deux bouts malgré de longues heures de travail pourraient gagner en pouvoir d’achat dans des pays moins coûteux, parfois simplement en s’établissant de l’autre côté de la frontière.

Conclusion

La Suisse, autrefois synonyme d’eldorado pour les travailleurs suisses et étrangers, pourrait voir, dans un futur proche, sa classe moyenne chercher des perspectives plus favorables ailleurs.

N’assisterait-on pas à un recommencement? Les Suisses cherchent à l’étranger de meilleures conditions de vie, tandis que des étrangers viennent en Suisse également pour y trouver de meilleures perspectives.

En attendant, on peut toujours s’échapper, le temps d’une exposition, à bord du Titanic qui reste à quai en tout sécurité à Beaulieu, jusqu’au 26 janvier 2025.

En espérant, pour nous tous, un avenir plus radieux que celui de ses passagers…


Sources: 

François Höpflinger: « Niveau de vie », in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 19.02.2015, traduit de l’allemand. Online: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/015994/2015-02-19/, consulté le 28.10.2024.

Anne-Lise Head-König: « Emigration », in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 15.10.2007. Online: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/007988/2007-10-15/, consulté le 28.10.2024.

François Höpflinger: « Politique démographique », in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 21.05.2010, traduit de l’allemand. Online: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/007987/2010-05-21/, consulté le 23.10.2024.

Marc Perrenoud: « Colonies suisses », in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 13.10.2011. Online: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/007989/2011-10-13/, consulté le 28.10.2024.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud

Une claque aux Romands… et au journalisme international

Au moment où le Conseil fédéral tente de dissuader les cantons alémaniques d’abandonner l’apprentissage du français au primaire, ces Sages ignorants lancent un signal contraire. Il est prévu, dès 2027, de couper la modeste contribution fédérale de 4 millions à la chaîne internationale TV5Monde qui diffuse des programmes francophones, suisses (...)

Jacques Pilet

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet

Quand les PTT ont privatisé leurs services les plus rentables

En 1998, la Confédération séparait en deux les activités des Postes, téléphones et télégraphes. La télécommunication, qui s’annonçait lucrative, était transférée à une société anonyme, Swisscom SA, tandis que le courrier physique, peu à peu délaissé, restait aux mains de l’Etat via La Poste. Il est utile de le savoir (...)

Patrick Morier-Genoud
Accès libre

Comment les industriels ont fabriqué le mythe du marché libre

Des fables radiophoniques – dont l’une inspirée d’un conte suisse pour enfants! – aux chaires universitaires, des films hollywoodiens aux manuels scolaires, le patronat américain a dépensé des millions pour transformer une doctrine contestée en dogme. Deux historiens dévoilent cette stratégie de communication sans précédent, dont le contenu, trompeur, continue (...)

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray

Les délires d’Apertus

Cocorico! On aimerait se joindre aux clameurs admiratives qui ont accueilli le système d’intelligence artificielle des hautes écoles fédérales, à la barbe des géants américains et chinois. Mais voilà, ce site ouvert au public il y a peu est catastrophique. Chacun peut le tester. Vous vous amuserez beaucoup. Ou alors (...)

Jacques Pilet

Tchüss Switzerland?

Pour la troisième fois en 20 ans, le canton de Zurich envisage de repousser au secondaire l’apprentissage du français à l’école. Il n’est pas le seul. De quoi faire trembler la Suisse romande qui y voit une «attaque contre le français» et «la fin de la cohésion nationale». Est-ce vraiment (...)

Corinne Bloch
Accès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger

Jean-Stéphane Bron plaide pour une diplomatie «de rêve»

Plus de vingt ans après «Le Génie helvétique» (2003), puis avec l’implication politique élargie de «Cleveland contre Wall Street» (2010), le réalisateur romand aborde le genre de la série avec une maestria impressionnante. Au cœur de l’actualité, «The Deal» développe une réflexion incarnée, pure de toute idéologie partisane ou flatteuse, (...)

Jean-Louis Kuffer

Un tunnel bizarroïde à 134 millions

Dès le mois prochain, un tunnel au bout du Léman permettra de contourner le hameau des Evouettes mais pas le village du Bouveret, pourtant bien plus peuplé. Un choix qui interroge.

Jacques Pilet

Respirer une fois sur deux avec Alain Huck

C’est une des plus belles expositions en Suisse cet été, à voir jusqu’au 9 septembre au Musée cantonal des Beaux-Arts (MCBA) de Lausanne. Alain Huck propose une promenade dimensionnelle à travers les mots et la pensée. Miroir d’un état du monde terrifiant, son œuvre est néanmoins traversée de tendresse, histoire (...)

Michèle Laird

Droits de douane américains: une diplomatie de carnotzet et de youtse

Le déplacement de Karin Keller-Sutter et de Guy Parmelin aux Etats-Unis, pour tenter d’infléchir la décision d’une taxe supplémentaire de 39 % pour les exportations suisses, a été un aller-retour aussi furtif qu’inutile, la honte en rabe. L’image de nos représentants à Washington, l’air perdu, penauds et bafouillants, fixe définitivement (...)

Jamal Reddani

Cachez ces mendiants que je ne saurais voir!

Après une phase que l’on dira «pédagogique», la Ville de Lausanne fait entrer en vigueur la nouvelle loi cantonale sur la mendicité. Celle-ci ne peut désormais avoir lieu que là où elle ne risque pas de déranger la bonne conscience des «braves gens».

Patrick Morier-Genoud