Le marché commercial du blé en Afrique, trop lucratif pour céder sa place aux céréales locales?

Publié le 2 septembre 2022

Le premier navire à accoster en Afrique, à Djibouti, le 31 août, avec du blé ukrainien, une aide alimentaire destinée à l’Ethiopie. Les livraisons commerciales devraient suivre. – © DR

La guerre en Ukraine a jeté une lumière crue sur la dépendance du continent africain aux céréales importées. «Quelle humiliation pour l’Afrique qui possède plus de 60% des terres arables de la planète, mais qui dépend, pour l’essentiel de ce qu’elle consomme, des autres continents», a lancé le journaliste et producteur camerounais Alain Foka sur sa chaîne YouTube.

Alain Foka constate «qu’il a suffit d’une guerre entre deux Etats situés à des milliers de kilomètres pour que le continent soit menacé de graves crises alimentaires». Et pose une question: comment mettre un terme à la dépendance de l’Afrique aux denrées alimentaires venues d’ailleurs, ou du moins la diminuer?

Et là, ce n’est pas gagné. Car l’exportation de blé européen, russe, ukrainien, nord-américain dans les pays africains, c’est avant tout un formidable marché, très lucratif, avec des intérêts énormes en jeu et de puissants lobbies. Un marché qui a aussi une longue histoire, qui remonte à la période de la Guerre Froide, où le bloc occidental et le bloc communiste se livraient à une guerre d’influence sans merci sur le continent africain. En l’espace d’une vingtaine d’années, de la fin des années 50 au début des années 80, dans le cadre de la Public Law 480 et de ses programmes Food for Peace et Food for Progress, les Etats-Unis livrèrent ainsi des millions de tonnes de blé aux pays africains «amis» – comprendre «pro-occidentaux» – qui, en consommant du blé américain au lieu de leurs céréales locales, devinrent des nations dépendantes et vulnérables sur le plan alimentaire.

Desserrer l’étau de la dépendance alimentaire?

La situation n’a guère changé aujourd’hui. Attirés par ce très lucratif marché, d’autres pays ont par la suite pris le relais pour exporter du blé en Afrique. La guerre livrée par la Russie à l’Ukraine parviendra-t-elle à changer la donne? Des voix s’élèvent appelant à saisir cette opportunité pour desserrer l’étau de la dépendance alimentaire. Le cinéaste ivoirien Idrissa Diabaté, qui a consacré deux documentaires aux vertus du mil, qu’il qualifie de «céréale du futur pour l’Afrique», espère pour sa part que quelque chose de positif pourra émerger de ce conflit. Même s’il n’est guère optimiste. A ses yeux en effet, «les enjeux financiers aussi bien pour les importateurs en Afrique que les pays exportateurs de blé sont tels, qu’ils n’ont aucun intérêt à ce que nous produisions ce que nous consommons». Lui, qui se rappelle des galettes de mil que les gens mangeaient le matin au petit déjeuner, constate qu’en Côte d’Ivoire, comme ailleurs, la baguette parisienne a pris le relais et que «les régimes alimentaires ont changé pour s’adapter au blé et autres produits importés».

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des tentatives de remplacer le blé par des céréales produites localement ont émergé ici et là. A Abidjan, Dakar ou Yaoundé, des boulangers intègrent désormais des farines fabriquées à partir de mil, de manioc, d’igname, de niébé. Reste à voir si les consommateurs suivront, et si une volonté politique émerge, avec, à la clé, des mesures incitatives pour valoriser la production de céréales locales. Car dans de nombreux pays, ces cultures ont été délaissées, voire quasiment abandonnées dans certaines régions, au profit de cultures d’exportation destinées au marché international. «Aujourd’hui en Côte d’Ivoire, il n’y a pratiquement plus de terre pour produire les aliments de base dont nous, les Ivoiriens, avons besoin pour nous nourrir», relève encore Idrissa Diabaté, qui, pour réaliser ses documentaires, a sillonné son pays, désormais recouvert de plantations de café, de cacao, de palmiers à huile, d’hévéa (caoutchouc) et d’anacarde (noix de cajou).

Les opportunités d’affaires du marché alimentaire africain

«C’est l’un des grands paradoxes de l’Afrique, et singulièrement de la Côte d’Ivoire. Nous produisons tout ce que nous ne consommons pas, et consommons tout ce que nous ne produisons pas», renchérit le journaliste Venance Konan dans une de ses chroniques au vitriol, publiées dans les colonnes du quotidien d’Abidjan Fraternité Matin. En termes d’opportunités d’affaires, l’immense marché alimentaire que représente le continent africain est très convoité, y compris par les grandes enseignes de distribution, qui se livrent actuellement une concurrence féroce pour s’implanter dans les grandes villes. Ce marché n’a cependant rien à voir avec l’aide alimentaire, régulièrement associée à l’image de l’Afrique. Cela n’a d’ailleurs pas manqué: plusieurs semaines après la fin officielle du blocus de la Mer Noire, le premier navire à destination du continent africain, qui vient d’accoster à Djibouti le 31 août, transporte 23’000 tonnes de blé ukrainien au titre d’aide alimentaire pour l’Ethiopie. Les livraisons commerciales devraient, elles, reprendre prochainement.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Bonnes vacances à Malmö!

Les choix stratégiques des Chemins de fer fédéraux interrogent, entre une coûteuse liaison Zurich–Malmö, un désintérêt persistant pour la Suisse romande et des liaisons avec la France au point mort. Sans parler de la commande de nouvelles rames à l’étranger plutôt qu’en Suisse!

Jacques Pilet
Politique

Les BRICS futures victimes du syndrome de Babel?

Portés par le recul de l’hégémonie occidentale, les BRICS — Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud — s’imposent comme un pôle incontournable du nouvel ordre mondial. Leur montée en puissance attire un nombre croissant de candidats, portés par la dédollarisation. Mais derrière l’élan géopolitique, l’hétérogénéité du groupe révèle des (...)

Florian Demandols
Culture

La France et ses jeunes: je t’aime… moi non plus

Le désir d’expatriation des jeunes Français atteint un niveau record, révélant un malaise profond. Entre désenchantement politique, difficultés économiques et quête de sens, cette génération se détourne d’un modèle national qui ne la représente plus. Chronique d’un désamour générationnel qui sent le camembert rassis et la révolution en stories.

Sarah Martin
Sciences & TechnologiesAccès libre

Les réseaux technologiques autoritaires

Une équipe de chercheurs met en lumière l’émergence d’un réseau technologique autoritaire dominé par des entreprises américaines comme Palantir. À travers une carte interactive, ils dévoilent les liens économiques et politiques qui menacent la souveraineté numérique de l’Europe.

Markus Reuter
Economie

Notre liberté rend la monnaie, pas les CFF

Coffee and snacks «are watching you»! Depuis le 6 octobre et jusqu’au 13 décembre, les restaurants des CFF, sur la ligne Bienne – Bâle, n’acceptent plus les espèces, mais uniquement les cartes ou les paiements mobiles. Le motif? Optimiser les procédures, réduire les files, améliorer l’hygiène et renforcer la sécurité. S’agit-il d’un (...)

Lena Rey
Politique

Un nouveau mur divise l’Allemagne, celui de la discorde

Quand ce pays, le plus peuplé d’Europe, est en crise (trois ans de récession), cela concerne tout son voisinage. Lorsque ses dirigeants envisagent d’entrer en guerre, il y a de quoi s’inquiéter. Et voilà qu’en plus, le président allemand parle de la démocratie de telle façon qu’il déchaîne un fiévreux (...)

Jacques Pilet
Politique

En Afrique, à quoi servent (encore) les élections?

Des scrutins sans surprise, des Constitutions taillées sur mesure, des opposants muselés: la démocratie africaine tourne à la farce, soutenue ou tolérée par des alliés occidentaux soucieux de préserver leurs intérêts. Au grand dam des populations, notamment des jeunes.

Catherine Morand
Politique

Soudan: la guerre de l’or et le prix du sang

Dans l’indifférence quasi générale de la communauté internationale, le Soudan s’enfonce depuis avril 2023 dans l’une des guerres les plus violentes, les plus complexes et les plus meurtrières du XXIᵉ siècle. Analyse.

Hicheme Lehmici
Economie

Où mène la concentration folle de la richesse?

On peut être atterré ou amusé par les débats enflammés du Parlement français autour du budget. Il tarde à empoigner le chapitre des économies si nécessaires mais multiplie les taxes de toutes sortes. Faire payer les riches! Le choc des idéologies. Et si l’on considérait froidement, avec recul, les effets (...)

Jacques Pilet
Politique

Et si l’on renversait la carte du monde!

Nos cartes traditionnelles, avec le nord en haut et le sud en bas, offrent un point de vue arbitraire et distordu qui a façonné notre vision du monde: l’Afrique, par exemple, est en réalité bien plus grande qu’on ne le perçoit. Repenser la carte du globe, c’est interroger notre perception (...)

Guy Mettan
Culture

Stands de spritz et pasta instagrammable: l’Italie menacée de «foodification»

L’explosion du tourisme gourmand dans la Péninsule finira-t-elle par la transformer en un vaste «pastaland», dispensateur d’une «cucina» de pacotille? La question fait la une du «New York Times». Le débat le plus vif porte sur l’envahissement des trottoirs et des places par les terrasses de bistrots. Mais il n’y (...)

Anna Lietti
Politique

Les penchants suicidaires de l’Europe

Si l’escalade des sanctions contre la Russie affaiblit moins celle-ci que prévu, elle impacte les Européens. Des dégâts rarement évoqués. Quant à la course aux armements, elle est non seulement improductive – sauf pour les lobbies du secteur – mais elle se fait au détriment des citoyens. Dans d’autres domaines (...)

Jacques Pilet
Politique

«Cette Amérique qui nous déteste»

Tel est le titre du livre de Richard Werly qui vient de paraître. Les Suisses n’en reviennent pas des coups de boutoir que Trump leur a réservés. Eux qui se sentent si proches, à tant d’égards, de ces Etats-Unis chéris, dressés face à une Union européenne honnie. Pour comprendre l’ampleur (...)

Jacques Pilet
Politique

La fin de l’idéologie occidentale du développement

Le démantèlement de l’USAID par Donald Trump marque plus qu’un tournant administratif: il révèle l’épuisement d’une idée. Celle d’un développement conçu par et pour l’Occident. Après des décennies d’aides infructueuses et de dépendance, le Sud s’émancipe, tandis que la Chine impose son modèle: pragmatique, souverain et efficace.

Guy Mettan
Politique

African Parks, l’empire vert du néocolonialisme

Financée par les Etats occidentaux et de nombreuses célébrités, l’organisation star de l’écologie gère 22 réserves en Afrique. Elle est présentée comme un modèle de protection de la biodiversité. Mais l’enquête d’Olivier van Beemen raconte une autre histoire: pratiques autoritaires, marginalisation des populations locales… Avec, en toile de fond, une (...)

Corinne Bloch
Economie

Taxer les transactions financières pour désarmer la finance casino

Les volumes vertigineux de produits dérivés échangés chaque semaine témoignent de la dérive d’une finance devenue casino. Ces instruments servent avant tout de support à des paris massifs qui génèrent un risque systémique colossal. L’instauration d’une micro-taxe sur les transactions de produits dérivés permettrait de réduire ce risque, d’enrayer cette (...)

Marc Chesney