Le Conseil fédéral ne s’embarrasse pas de l’Etat de droit

Avec les patrons responsables de la débâcle et ceux d’en face, plus heureux qu’ils ne le laissaient paraître d’avaler ainsi une concurrente, fragilisée mais non dépourvue d’appâts, les maîtres du jeu, un Irlandais arrivé de Wall Street et un Néerlandais, sous procédure dans son pays. Avec aussi, pour la photo, le chef de l’organe dit de surveillance bancaire, la FINMA, totalement dépassée sur ce dossier depuis des années. Et le président de la Banque nationale, au garde-à-vous comme il se doit. On peut discuter sans fin de la justesse du choix imposé. Mais verra-t-on enfin la dimension politique de ce diktat décidé à la hâte?
Il s’agissait, nous a-t-on répété, de sauvegarder la crédibilité de la place financière suisse. Celle de notre crédibilité démocratique, elle, a subi un méchant coup. Les admirateurs de notre système, nombreux dans le monde, sont aussi stupéfaits que nous. Ils n’auraient jamais imaginé un tel tour de passe-passe, plus fort encore que le fameux «49-3» français.
Ce n’était pourtant pas une première. La crise sanitaire avait déjà remis à la mode le «droit d’urgence». Il n’y eut même pas besoin de l’invoquer, en mai 2021, pour enterrer l’accord-cadre Suisse-Europe sans la moindre consultation parlementaire. De même qu’en décidant à la hâte de reprendre sans nuances les sanctions contre la Russie, sans aucun vote. Cela fait beaucoup de décisions à portée historique ainsi prises sabre au clair!
Rappel rapide des faits. Depuis des années, le Crédit suisse (CS) est plombé par les «affaires», aides à l’évasion fiscale, investissements inconsidérés dans le «shadow banking», monstrueux espace, opaque et incontrôlé, plus tant de promesses non tenues de restructurations et d’assainissements. Pas étonnant que la clientèle ait déserté. Tout s’est accéléré l’automne dernier avec l’ampleur des rumeurs. Sans réaction de la direction, passive, arrogante, nulle dans sa communication, plusieurs fois mensongère. Quant à l’autorité de contrôle, elle ne bronchait pas. Alors que sa tâche est claire: «La surveillance de la FINMA sert les intérêts de la place financière suisse ainsi que ceux des investisseurs, créanciers et assurés. La surveillance des marchés financiers a pour premier objectif de préserver le bon fonctionnement des marchés financiers et de protéger les clients, au sens collectif du terme, contre l’insolvabilité.»
La dégringolade s’accélérait dans le flux incessant des nouvelles alarmantes, propagées surtout à partir des Etats-Unis, nourries aussi par les spéculateurs qui gagnaient gros en misant sur la baisse du prix de l’action. Quand le président du CS accuse aujourd’hui les réseaux sociaux d’avoir provoqué la débâcle, il n’a pas tout à fait tort, mais qu’a-t-il fait, lui, ces derniers mois, pour la contrecarrer? Rien, nichts, nothing. Sinon une plainte pénale contre un journaliste indépendant de Zurich (de Inside Paradeplatz) qui avait osé des critiques! Il ne prenait même pas la peine de rappeler que le volet suisse de l’entreprise était encore prospère. Ce PDG devenu le croque-mort de son entreprise, technicien au front bas, n’a rien compris au monde actuel. Mais il a su garantir en 2022 des montants faramineux pour les poches de l’équipe dirigeante (42,6 millions!) et du conseil d’administration. Et il tenta jusqu’au dernier moment de s’accrocher au gâteau pour 2023. Comme le dit le banquier privé genevois Thierry Lombard: «Le poisson pourrit toujours par la tête».
Mais revenons au Conseil fédéral. Au fil des mois, alors que l’orage grondait, il n’y prêtait aucune attention. Il ne secoua pas les endormis de la FINMA. Il se réveilla avec les injonctions venues des Etats-Unis, de France et de Grande-Bretagne: «Mais faites donc quelque chose, il y a un risque systémique au niveau mondial!» Juste ou faux, cela se discute. On peut aussi imaginer que certains n’étaient pas mécontents de voir la place financière suisse encore un peu plus affaiblie. C’est alors que la nouvelle cheffe des finances prit le mors aux dents. Avec une idée en tête, dès la semaine passée, une idée fixe: la fusion. Alors que des experts estiment qu’il y avait d’autres voies possibles. Ainsi le vieux renard Oswald Grübel, peu suspect de gauchisme, ex-patron de l’UBS et du CS, estime qu’il aurait été préférable de nationaliser la banque brinquebalante, le temps d’y mettre de l’ordre avant de la revendre.
Madame KKS y est-elle allée un peu vite? Elle a témoigné en tout cas d’une certaine légèreté en assurant que les bonus 2023 pouvaient être versés à la triste équipe. Devant se raviser lorsque lui fut mis sous le nez la loi qui interdit une telle générosité en cas de soutien de l’Etat. Elle aurait aussi pu s’abstenir de révéler qu’elle a des comptes dans les deux enseignes, «par souci de diversification», alors qu’elle annonçait la fin de la diversité.
Au pas de charge le Conseil fédéral a donc mis à disposition des acteurs du grand show autour de 209 milliards sous diverses formes. En moins de quatre jours. Un tour de passe-passe dont on a peine à prendre la pleine mesure. En solo. Se bornant à convoquer en toute hâte, un certain dimanche, les présidents des commissions parlementaires des finances pour arracher leur approbation à une partie des crédits. Les ordonnances d’urgence pleuvaient d’heure en heure pour suspendre maintes dispositions légales. A commencer par la loi sur les fusions qui exige l’approbation des actionnaires. On peut s’attendre à ce que nombre d’entre eux fassent recours (dans les deux mois) devant les tribunaux contre une décision qui les lèse. Autre point qui peut faire mal: l’action du CS est reprise, à bas prix, par l’UBS, en revanche les détenteurs d’obligations auprès de la banque sabordée les verront effacées sans compensation. Cela coûtera plusieurs centaines des millions aux investisseurs et notamment aux caisses de pension. Enfin la loi sur la concurrence qui vise à empêcher les positions fortement dominantes est mise aux oubliettes. La «Comco», l’organe compétent, ne s’est jamais illustrée par sa rigueur dans l’application de ses principes. Là, elle est mise durablement hors-jeu. De plus, toutes les mesures prises depuis des années pour éviter les entreprises de devenir «too big to fail» (trop grandes pour risquer la faillite) paraissent aujourd’hui hors de propos. Pire: ridiculisées.
Juste trois chiffres pour se faire une idée du monstre que sept hommes et femmes ont décidé d’accoucher ce fameux dimanche. Le bilan du CS est de 531 milliards, celui de l’UBS de 1’007 milliards. Au total cela représentera le double du produit intérieur brut de la Suisse, qui est de 747 milliards. Deux fois la richesse globale de ce pays!
Les parlementaires ainsi tenus à l’écart sont pour la plupart mécontents. La droite et la gauche se sont entendues pour convoquer une séance extraordinaire à ce sujet. Cette assemblée ne pourra guère réécrire l’histoire. Mais elle demandera, espérons-le, des éclaircissements sur ce qui s’est réellement passé, sur les responsabilités, sur d’éventuelles sanctions. Piètre consolation, mais nécessaire exercice.
Les Suisses, même peu portés sur les débats juridiques, même non touchés personnellement, retiendront une leçon inquiétante. L’Etat de droit, c’est par beau temps. Quand l’orage menace, quand les pressions de l’extérieur se multiplient, on le débranche.
À lire aussi