Le Col des Pauvres mérite son nom

Publié le 30 juillet 2021
Un an après avoir sillonné le Valais par cols et par vaux pendant cinquante-cinq jours, il est temps de reprendre le sac à dos et de partir pour une nouvelle aventure, à travers la Suisse romande cette fois-ci. L’idée est de remonter le roestigraben de Saint-Maurice à Bâle en redescendant à Genève par les crêtes du Jura.

La Tourche. – Croix de Javerne – Javerne – Euzanne – Col des pauvres – Vallon de Nant – 12 juillet 2021


Trop de murs de neige et de ravines verglacées. Faute de crampons et de piolet, on me dissuade de rejoindre le Pont-de-Nant par le col des Martinets. Mieux vaut contourner l’obstacle et passer par le bas, par les alpages de Javerne et d’Euzanne, avant de remonter au col des Pauvres pour rejoindre le haut du vallon de Nant.

Le vent a soufflé fort pendant une bonne partie de la nuit. Vers trois heures, les étoiles ont cessé de briller et le ciel s’est couvert, mais la température n’a pas trop baissé. Un temps idéal pour marcher. Les contours du Chablais et du lac Léman sont estompés par une fine ouate blanche que le soleil du matin peine à dissiper. Sur la crête, des tapis de fleurs, des œillets roses, des renoncules, des boutons d’or, des barbes du diable et des touffes éclatantes de rhododendrons roses vif.

Le chemin descend agréablement à travers les champs de vernes et la forêt, jusqu’à Javerne. Puis on emprunte brièvement une petite route asphaltée avant de prendre le sentier d’Euzanne, à travers une dense forêt de sapins longilignes et pointus comme des crayons, qui semblent partir à l’assaut du ciel comme des rangées de fantassins au garde-à-vous.

Un petit alpage coupé du monde

Euzanne est un petit alpage coupé du monde, occupé par de jeunes Vaudois qui veillent sur de belles chèvres noires, une trentaine de génisses, un poney et un criollo argentin. Ils me conseillent de ne pas top tarder à cause des nuages noirs qui s’accumulent sur les Dents de Morcles et du chemin très abrupt qui m’attend de part et d’autre du col des Pauvres.

Lequel mérite bien son nom. Peu de passage, beaucoup de pierres, d’éboulis, de canines et de molaires de toutes tailles et de toutes formes, à travers lesquels serpente un étroit sentier tout en virolets.

Au sommet, deux randonneurs pique-niquent sur un rocher. De l’autre côté, alors que j’ai à peine attaqué la rude descente, un jeune couple de Valaisans monte à vive allure. Il vient souvent se faire les pieds dans ce vallon sauvage, classé réserve naturelle et interdit à la chasse. Le haut du vallon ressemble à la cour d’une forteresse, ceinturé par des parois qui le ferment sur toute sa longueur, des Dents de Morcles jusqu’à l’imposant Grand Muveran.

Retirer ses chaussures pour passer un gué

Tout au fond, le torrent en furie a emporté le chemin et il faut trouver un gué et déchausser pour traverser. A l’alpage de Nant, au milieu des vaches placides et curieuses, le paysage s’adoucit et se fait accueillant et civilisé. Un chemin carrossable, strictement réservé à l’amodiateur précise un panneau, mène à l’auberge du Pont de Nant, à quarante minutes de marche au milieu d’une forêt entrecoupée de grands blocs erratiques au milieu de laquelle mugit un torrent assagi et désormais paradisiaque. Une succession de panneaux détaille la géologie, la botanique, la zoologie, l’histoire et l’économie du vallon et raconte la genèse du fameux jardin alpin créé par la famille Thomas au XVIIIe siècle.

L’effort physique étant moins intense, l’esprit gambade plus librement aujourd’hui. Une question aussi étrange qu’obsessionnelle vient me tarauder tout au long de la journée: qu’est-ce qui fait un pays, me suis-je demandé entre deux alpages, en anticipant sans doute sur le discours que je dois tenir à la prochaine fête du Premier Août dans le village de Presinge. L’armée? Le drapeau? L’économie? C’est beaucoup mais reste insuffisant. Une langue et une culture? Mais laquelle, dans un pays aussi divers que la Suisse? Influencé par le paysage et les sensations de la marche, je me dis que ce qui fait plus sûrement un pays que tout le reste, ce sont ses odeurs, ses couleurs, ses saveurs et sa texture.

Quelle est l’odeur de la Suisse?

La Suisse a une odeur particulière, de mousse, de foin coupé, de bouse de vache, de terre mouillée, de rochers et de neige fondante. Elle a ses propres couleurs, des dégradés de vert, du sombre sapin au mélèze clair, du vert dense des feuilles de vigne au bleu marine, jade ou turquoise des lacs en passant par toutes les nuances de gris des montagnes et de blanc des glaciers. Elle a ses saveurs, terriennes, denses et lourdes, salées, séchées. Elle a sa propre texture, dure comme du granit et crémeuse comme de la fondue, de la crème double, du praliné.

C’est cela qu’on aime d’abord, avant les conditions-cadres.

En attendant, voici l’auberge. J’y retrouve deux des pensionnaires de la veille, qui ont pris le chemin le plus court, et mes deux jeunes randonneurs valaisans. La météo s’annonce calamiteuse, les alertes se succèdent et j’hésite à y passer la nuit. La perspective de passer les trois prochains jours à regarder tomber la pluie m’enchante modérément. Le couple me propose de me ramener en plaine. Je me laisse convaincre et ils me déposent à Saint-Maurice, à quelques minutes de mon pied-à-terre valaisan. Bien m’en a pris. La journée du lendemain fera déborder lacs et torrents un peu partout dans les Préalpes…

A suivre…

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