La Suisse, Taïwan et le réduit national

Publié le 9 septembre 2022

La police militaire taïwanaise. – © DR

C’est peu dire que les tensions sont vives en ce moment en mer de Chine. Il ne se passe pas une semaine sans que les médias ne relaient des informations autour d’un déploiement de flotte américaine en Asie, l’installation de lance-missiles sur des îles japonaises ou encore le déroulement d’exercices militaires chinois autour de Taïwan. La «poudrière asiatique» comme on l’appelle est plus susceptible d’exploser que jamais et la Chine est très attentive aux événements se déroulant en ce moment en Ukraine. Voyant la faiblesse manifeste des Etats-Unis et du camp occidental face à l’opération russe en Ukraine, les Chinois seraient tentés de profiter de cette fenêtre pour remettre définitivement la main sur Taïwan, de manière diplomatique ou par la force. Et c’est dans ce contexte qu’il est intéressant de se pencher sur la stratégie de défense de ce qui est encore considéré aujourd’hui comme «la République de Chine» en opposition à «la République Populaire de Chine» qui est la Chine «continentale». Curieusement, bien que le contexte historique soit très différent, Taïwan s’inspire en partie pour sa stratégie de défense d’un concept bien connu en Suisse depuis la deuxième guerre mondiale, le réduit national. Décryptage.

Mettons les choses au clair immédiatement: il y a 80 ans d’écart entre la Seconde guerre mondiale et l’ère actuelle. En d’autres termes, les technologies, les opinions publiques, la diplomatie, la circulation de l’information ou encore l’aménagement du territoire diffèrent énormément entre les deux contextes. Les comparaisons vont forcément être limitées par ces facteurs et il faut noter que les gouvernements et sociologies de ces peuples n’ont rien à voir. Pas question donc, de comparer la Chine actuelle à l’Allemagne nazie ou encore Taïwan à la Suisse des années 1940 car cela serait factuellement faux. Une fois cet élément posé, comparons ce qui est comparable afin de se rendre compte des similarités conceptuelles qui existent entre la préparation actuelle de Taïwan et la défense de la Confédération organisée par le général Guisan en 1940.

Premièrement, il s’agit de conflits asymétriques. En effet, la Chine, tout comme l’Allemagne de 1940, est beaucoup plus puissante que son voisin, que ce soit au niveau du nombre d’hommes que du matériel. Ne pouvant se battre à armes égales, la Suisse et Taïwan sont contraints de mettre sur pied la stratégie de défense la plus dissuasive possible pour éviter le combat frontal. Les Taïwanais appellent cela «la stratégie du porc-épic». Cette image illustrant parfaitement la mentalité taïwanaise actuelle n’est pas sans rappeler le discours de l’état-major helvétique aux officiers supérieurs du Reich au moment des négociations de juin 19401

Pour résumer très grossièrement, la Suisse a tenu la position suivante face à l’Allemagne: oui, vous êtes plus forts et vous réussirez sûrement à occuper en grande partie le plateau suisse ainsi que les plus grandes villes du pays. Mais 1) vous ne tiendrez jamais tout le territoire à cause du réduit national (on y reviendra plus tard) et 2) la dépense d’hommes, de matériel et d’énergie sera tellement grande qu’elle n’en vaut pas le coup par rapport à ce que vous pourriez y gagner et il est bien plus rentable pour vous que nous restions neutres et indépendants. 

Et c’est précisément ce qu’essaie de faire Taïwan en ce moment, rendre le rapport coût / bénéfice le plus insupportable possible pour la Chine.

Concrètement, sur le plan opératif, que peut Taïwan pour parvenir à cet objectif stratégique, en plus de conclure des alliances qui, on l’a vu dernièrement, peuvent servir mais trouvent très vite leurs limites face à un pays aussi important sur la scène internationale que la Chine? D’ailleurs, mis à part l’héroïsme de certaines poches de résistance françaises qui continuaient à se battre en juin 1940, personne n’est venu au secours d’une Suisse menacée par le Reich, alors en pleine ascension et presque tout-puissant en Europe occidentale (la Grande-Bretagne exceptée). Il y a donc fort à parier que si invasion il y a, les Taïwanais, bien que soutenus par leurs alliés occidentaux, devront défendre leur île eux-mêmes. Il faut d’abord signaler que, comme en Suisse, les habitants de Taïwan sont très bien formés au maniement des armes et à la pratique d’opérations militaires. En effet, jusqu’en 2016, le service militaire était obligatoire pour tous les hommes taïwanais et il n’a été aboli officiellement que récemment au profit d’une armée de volontaires (même si dans les faits, le service est encore quasi-obligatoire, l’armée taïwanaise ayant des difficultés à remplir ses effectifs uniquement sur la base du volontariat).

Ensuite, il y a cette fameuse tactique du «réduit national», bien connue des Suisses qui avaient prévu de se replier dans les Alpes et les zones du pays difficiles d’accès pour l’armée allemande afin d’y mener une guérilla sur un terrain plus favorable aux défenseurs. Peu de personnes le savent, mais une partie de l’île de Taïwan, essentiellement la façade orientale, est composée de collines et de forêts très prisées par les touristes et les résidents de l’île. D’après les rumeurs et déclarations propagées par l’état-major taïwanais, de nombreux bunkers et places fortes ont été aménagés dans ces collines pour servir de points durs en cas d’invasion.

Les comparaisons entre les deux territoires, la Suisse et Taïwan, ne s’arrêtent pas là, car il y a aussi l’aspect amphibie. En effet, si la Suisse n’est pas entourée par la mer comme Taïwan, elle est bordée de rivières et de lacs qui servent de frontières naturelles et qu’il faut franchir pour entrer avec des chars sur le territoire. En juin 1940, le général Guisan avait menacé de faire sauter la plupart des ponts sur le Rhin en cas d’invasion de l’Allemagne, afin de rendre la traversée du fleuve la plus pénible possible pour les blindés allemands. Il en va de même pour Taïwan qui a miné une bonne partie de ses côtes et plages occidentales (celles qui font face à la Chine) dans l’unique but de ralentir au maximum la progression des navires de débarquement chinois.

Enfin, il y a la dimension urbaine des combats. Si Taïwan est bien plus peuplé que ne l’était la Suisse de 1940, il est bon de noter que ce sont deux territoires relativement denses, si l’on considère uniquement le territoire «habitable» (environ 50% du territoire helvétique est inhabitable: lacs, glaciers, montagnes, etc.). De manière très prosaïque, il est bien plus facile pour un envahisseur de progresser sur de grandes plaines comme en Ukraine que dans des zones urbanisées, car la formation de poches de résistance y est bien plus aisée. Taïwan, comme la Suisse, compte donc sur son aménagement du territoire pour rendre la progression de troupes ennemies la plus lente et coûteuse en hommes et en matériel possible, d’autant plus si ledit envahisseur souhaite limiter les dégâts, sachant qu’il devra tout reconstruire par la suite en cas de réussite de l’opération d’invasion.

Pour conclure, il est évident que la situation de Taïwan en cas d’invasion se rapproche beaucoup plus de la Suisse de 1940 que de l’Ukraine actuelle, que ce soit pour des raisons topographiques, stratégiques ou d’urbanisme. L’Ukraine, de par son territoire peu dense, très plat et facile d’accès, rend très difficile la mise en place des concepts de défense développés par la Suisse et qui lui ont permis en partie d’avorter une tentative d’invasion allemande à l’époque. Taïwan mise donc sur sa technologie et ses alliances d’un côté mais surtout sur son peuple, sa préparation et son territoire de l’autre afin de dissuader la Chine de commettre l’irréparable. Sans prendre parti dans ce conflit, il faut espérer que la «poudrière asiatique» n’explose jamais, car cela entraînerait, pour le monde entier, des répercussions économiques, sanitaires et humanitaires de nature sismique, bien plus néfastes et significatives que celles provoquées par l’opération russe en Ukraine. Pourquoi?

D’abord, la Chine est, de loin, le plus grand transformateur de matières premières au monde et le premier exportateur de produits manufacturés, dont certains sont de première nécessité dans notre société (médicaments, alimentation, smartphones, ordinateurs, etc.). Imposer des sanctions à une telle puissance économique serait comme se tirer une balle dans chaque pied en termes de pouvoir d’achat ainsi que de circulation des marchandises à l’échelle mondiale. Ensuite, une opération militaire menée par la Chine à Taïwan causerait une perturbation majeure sur le marché des semi-conducteurs, élément souvent mésestimé mais pourtant crucial de l’économie actuelle. Or il se trouve que le premier producteur au monde de semi-conducteurs, c’est justement Taïwan, dont l’économie est spécialisée dans ce secteur. On y trouve les usines les plus avancées du monde dans la gravure au laser de ces circuits utilisés dans la plupart des appareils électroniques. Un embargo de la Chine sur Taïwan ou pire, des bombardements aériens massifs sur l’île créeraient immédiatement un choc économique qui peut, potentiellement, être le plus violent du siècle. Affaire à suivre donc…


1Lire à ce sujet l’excellent ouvrage d’Edouard Falletti, «L’encerclement de la Suisse» aux éditions Cabédita / collection Archives vivantes 2010.

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