La leçon de l’Iran

Publié le 2 mai 2020

Le bazar de Vakil est le principal de la ville de Chiraz, dans la province du Fars en Iran. – © Wikimedia

La crise sanitaire nous donne une vision ratatinée du monde. On ne fait que compter les morts ici et là, comparer les ripostes au virus. Les conflits quelque peu freinés par la peur de la maladie ne perdent rien de leur tragique acuité. Mais ils disparaissent quasiment du radar médiatique. Et si l’on parlait de l’Iran? Pas seulement de ses tracas actuels, mais de son immense civilisation. Une écrivaine et anthropologue suisse, Françoise Gardiol, nous y invite dans un livre: «Prendre le signalement de l’univers - Entre Perse et Iran» (Ed. l’Aire).

Il est vrai que le moment est dramatique. Le coronavirus y court aussi: un peu plus de 6’000 morts à ce jour (sur 81 millions d’habitants), probablement davantage hors de la statistique officielle, mais la tendance est à la baisse. Les médicaments manquent, en raison du blocus imposé par les Etats-Unis et en raison aussi d’une main-mise de certaines factions du pouvoir sur le commerce. L’horizon politique reste sombre: les durs du régime accrochés au pouvoir qui étouffe toute opposition, toute revendication populaire. A l’aide d’une armée parallèle, les Gardiens de la révolution défient jusqu’au président Rohani. A cela s’ajoute une crise économique gravissime, due aux sanctions internationales et à l’effondrement du prix du pétrole.

Mais ce n’est pas de cela dont parle la grande voyageuse Françoise Gardiol. Elle a plongé dans les profondeurs du pays pour y rencontrer les gens, d’abord agréable et ouvert, pour découvrir un héritage culturel d’une richesse insoupçonnée. Curieuse et cultivée, après tant de voyages en Afrique, en Asie et à peu près partout dans le monde, elle semble particulièrement séduite par ce peuple iranien, par cette civilisation perse où elle navigue aussi à travers d’innombrables lectures.

«J’en sors frappée par l’asymétrie de la vision européenne sur le monde, écrit-elle. Un récit répétitif qui justifie l’essor culturel et technologique de l’Europe et la suprématie «naturelle» de l’Occident. Comment peut-on ignorer que le premier empire «mondial» à vocation «universelle» fut perse sous la dynastie Achéménide? Qu’à cette époque, l’Europe de l’âge du fer vivait culturellement dans l’ombre en tribus éparpillées?».

L’ambition impériale a pris fin il y a deux mille ans. L’Iran a les mêmes frontières depuis le XVIème siècle. Certes, il soutient aujourd’hui des communautés chiites en Syrie, au Liban, au Yemen, mais il n’a jamais attaqué ses voisins. En revanche, les Britanniques, puis les Américains ont convoité ses richesses, renversé un président progressiste, Mohammad Mossadegh, pour mettre le Shah au pouvoir en 1953.

L’auteure, ethnologue, Françoise Gardiol. © Capture d’écran de la chaîne de télévision Léman Bleu.

Françoise Gardiol n’en finit pas de découvrir la manipulation et la désinformation occidentales sur ce pays honni des Occidentaux. Ceux-ci, depuis la rupture unilatérale de l’accord sur le nucléaire par Trump, le mettent plus que jamais au ban des nations.

Quant à l’islam, il a pris au court des siècles et jusqu’à aujourd’hui des visages divers. A Esfahân, dans une petite cour ombragée, l’auteure découvre une exposition de citations. Dont celle-ci: «Allah est le nom universel pour Dieu qui ne se réfère pas seulement à l’islam. Dieu a envoyé ses prophètes, qu’ils s’appellent Noé, Abraham, Jésus et Mohammad, le dernier messager, pour enseigner sa parole». Un tour chez les poètes fait apparaître une joie de vivre, une sensualité, une gourmandise à l’opposé des sinistres mollahs d’aujourd’hui. De ville en ville, de bazars en madrasas (lieu d’enseignement et de débats scientifiques), de déserts en citadelles, on suit la voyageuse avec étonnements et délices dans ses rencontres avec les marchands de tapis et de soieries, avec tant de jeunes gens ravis d’échanger avec une étrangère, informés du monde par leur téléphone qu’ils savent soustraire à la censure.

Le niveau culturel est sans doute le plus élevé de toute la région. Chez les femmes, nombreuses à l’université, plus émancipées qu’il n’y paraît, comme chez les hommes, à l’esprit souvent entreprenant. La nouvelle génération est éprise de liberté, de savoir, de culture en dépit d’un pouvoir tyrannique et de pressions internationales qui de fait renforcent celui-ci. Elle nous donne une grande leçon. Comment ne jamais renoncer à ses valeurs, même dans la pire adversité.

Cet ouvrage ouvre des fenêtres attirantes sur un pays et une civilisation. Mais il va plus loin. Il est en réalité une invitation à prendre le large et à ouvrir ses yeux. Comme disait le poète persan Sa’di au XIIIème siècle: «Les voyages réjouissent l’esprit, procurent des profits, font voir des merveilles, entendre des choses singulières, parcourir du pays, converser avec des amis, acquérir des dignités et de bonne manières». Ou alors Descartes au XVIIIème siècle: «Il est bon de savoir quelque chose des mœurs des divers peuples, afin de juger les nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit ridicule et contre raison, ainsi qu’ont coutume de faire ceux qui n’ont rien vu».

Ce plaidoyer pour le voyage tombe bien en ce temps de fermeture des frontières. L’Etat ses raisons de nous demander de rester au pays cet été. Nous avons les nôtres de lutter contre les penchants nombrilistes. En toutes circonstances.


Prendre le signalement de l’univers – Entre Perse et Iran, Françoise Gardiol (Ed. l’Aire).

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