La galerie des mégalos au pouvoir ou la dictature de l’image

Publié le 21 avril 2023
S’il y a un photographe qui se démène comme un diable, il s’appelle Nicolas Righetti. Un diable qui a de la suite dans les idées. En plus de son activité à Genève, il sillonne le monde pour en rapporter le spectacle de ce qu’il appelle «la dictature des images». Dernier en date, «Superdogan», sorti donc à un mois de l’élection présidentielle en Turquie.

Mais qu’est-ce donc qui pousse ce quinqua infatigable, depuis trente années au moins, à courir ainsi d’improbables contrées aux antipodes de la démocratie? Sept fois en Biélorussie, avec au bout un livre plein de surprises. A maintes reprises dans une province séparatiste de la Moldavie, le long de l’Ukraine, un Etat-fantôme reconnu par presque personne, la Transnistrie, une bande de terre devenue un musée de l’époque soviétique. Et des détours en Syrie, autour de Bachar El Assad, au Turkmenistan, et même en Corée du Nord qu’il baptise ironiquement, en titre de l’ouvrage qu’il lui consacre «Le Dernier paradis». Enfin, Erdogan. Sous toutes ses coutures. Dans le droit fil de grandes figures de l’empire ottoman. Tour à tour sévère, aimable, hautain ou familier. Sur les affiches largement étalées dans les rues, les immeubles, sur les palaces et les masures, sur les aéroports et les caféskebabs: omniprésent. Comme dit Righetti, il pose «en héros dématérialisé d’une mythologie en pleine construction».

Le photographe si attentif à la dimension politique explore ainsi un ressort fort ancien du pouvoir: imposer sa stature au peuple soumis, plus ou moins volontairement, à l’autorité du chef. L’autoritarisme ne s’installe pas seulement par la police, mais d’abord et surtout par l’admiration et la confiance, justifiées ou pas, portées au leader charismatique. Par ailleurs le photographe, qui aime et sait approcher les gens, prend plaisir à découvrir les brèches du système, les déviances, souvent innocentes, de celles et ceux qui ne se conforment pas aux normes, aux discours, à l’esthétique dominante. Les belles filles rieuses en couverture du livre sur la Biélorussie, en contraste avec la mine bourrue de Lukaschenko, en disent plus sur les fissures du régime que les blogs de l’opposition.

Le cas de Erdogan est particulièrement intéressant car la Turquie n’est pas une dictature. Les élections y sont libres. Certes les droits démocratiques sont restreints, des opposants se retrouvent en prison, la presse est en grande partie sous contrôle, la justice aussi, mais des partis se dressent encore contre celui du pouvoir. Et dans les cafés, personne ne bride sa parole. «Superdogan» rêve de voir toutes les femmes au foyer avec de nombreux enfants. Mais la réalité est tout autre. L’émancipation féminine, dans les grandes villes, est en marche. Enfin et surtout il n’est pas certain de ce qui ressortira des urnes le 14 mai prochain.

L’image ainsi fabriquée par le metteur en scène du pouvoir est porteuse d’une grande illusion. Double, pourrait-on dire. Elle égare ceux qu’elle fascine. Mais aussi qui ne s’en remettent qu’à elle pour comprendre la réalité politique. Erdogan est bien plus qu’un poseur épris de lui-même à la main de fer. Plus intelligent et habile que les dictateurs de la galerie de Righetti. Il manœuvre admirablement au plan international, à distance et proche à la fois des Etats-Unis, de la Russie, de la Chine et de l’Europe qu’il défie. Le fait est que la Turquie est devenue un pion-clé sur le grand échiquier. Il joue aussi finement entre les diverses parties et sensibilités du pays, entre les nombreuses confessions. Il lui faut des voix partout. Il est assuré d’en recueillir beaucoup en Anatolie centrale, dans le sud-est, même chez les Kurdes, beaucoup moins à Istanbul, à Ankara, sur les côtes de la Méditerranée et de la Mer Noire. Son atout? La division et les maladresses de l’opposition. Les minorités chrétiennes voteront probablement en sa faveur: il en a pris soin. L’Etat reconstruit actuellement les églises là où le séisme a frappé. Son zèle, feint ou pas, à faire condamner les entrepreneurs corrompus qui ont fabriqué des maisons trop fragiles paraît avoir convaincu bien des rescapés de la catastrophe. Rien n’est encore dit. Comme le dit Righetti, «une campagne électorale est généralement quelque chose de plutôt gai, mais comme il y a eu cet horrible tremblement de terre début février, il a demandé quelque chose de plus serein, de plus retenu. Je trouve cela très intelligent. Erdogan est une bête politique, c’est une sorte de caméléon. Quand il commence à perdre des points, il peut lui-même changer.»

Cet album imposant est en couleurs, pas en noir-blanc. Adresser une leçon de morale démocratique au puissant mégalomane, c’est bien, surtout pour notre bonne conscience. Mais il n’est pas interdit de se méfier aussi de l’adage selon lequel «une bonne image en dit plus long qu’un long discours». Parions que le photographe subtil qu’est Righetti retournera sur le Bosphore et complètera un jour cette invitation au voyage.


«Superdogan», Nicolas Righetti, textes de Joerg Bader, Kenan Görgün et Nicolas Righetti, Editions Noir sur Blanc, 112 pages.

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