«L’épopée sibérienne»: un pan de l’histoire mondiale enfin révélé

Publié le 25 mai 2018
Il y a des livres, rares, dont la lecture change notre vision du monde et de l’histoire. «L’épopée sibérienne» de Eric Hoesli est de ceux-là. Un monument. Un travail de recherches inouïes et un récit vivant et coloré, un souffle qui soutient l’attention sur plus de 800 pages. Ne reculez pas devant ce chiffre! Vous en saurez tellement plus sur la Russie, sur la machine humaine, sur une culture politique qui nous échappe, avec ses grandeurs, ses égarements et ses horreurs. On en sort un peu moins ignorant mais surtout on se met à réfléchir différemment à ce qui se passe là-bas. Et à l’Ouest aussi.


Bon pour la tête vous offre la lecture de cet article,

habituellement réservé à ses abonnés


Ce qui frappe, dans ce survol du 15e au 20e siècle, d’Yvan le Terrible à Gorbatchev, c’est la continuité: la même fascination de la vieille Russie occidentale pour l’immensité de l’est, jusqu’au Pacifique, jusqu’au grand Nord, la même envie folle d’explorer et d’exploiter ces espaces ingrats et horriblement difficiles d’accès. Défi souvent contrarié mais ressurgissant sans cesse. Il faut voir de quoi l’on parle. Un des pionniers expliquait qu’une carte découpée figurant l’entièreté des Etats-Unis, Alaska compris, posée sur celle de la Russie à la même échelle flotterait avec de larges marges sur les bords. Aujourd’hui: 9,8 millions de km2 d’un côté, et 17,1 millions de l’autre. Par comparaison en termes d’obstacles, de souffrances, de prix humain payé et de durée, face à celle de la Sibérie, la conquête de l’Ouest américain, même en comptant les Indiens sacrifiés, paraît une aimable excursion.

Fièvre de la fourrure

Autre trait commun à toutes les époques: cette épopée a été menée par des pionniers, des hommes hors du commun, prêts à tout, d’une résistance incroyable. Des aventuriers de tout acabit, des chasseurs, des commerçants en quête d’eldorados et aussi de nombreux scientifiques de haut vol, portés par la passion de la connaissance du milieu, de la faune, de la botanique… et, sur le tard, du sous-sol. L’Etat tsariste puis communiste a toujours tenté de contrôler, parfois de diriger l’expansion, en profiter le plus possible, mais il n’a pas toujours été le plus puissant moteur.

Tout a commencé avec une richesse qui a longtemps comblé la Russie, du moins les marchands et la cour: la fourrure. On n’imagine pas la fièvre qu’a déclenchée la «frippe douce et précieuse». Elle a représenté jusqu’à 30% des ressources de l’Etat. La plus recherchée était la zibeline, puis la loutre de mer. Elles s’arrachaient en Europe, en Chine, au Japon. Des fortunes se sont ainsi faites et défaites. La chasse était si intense que les animaux disparaissaient, il fallait aller toujours plus loin et à force de l’exploiter, ce trésor se tarit. Bien plus tard, au 20e siècle, dès les années 50, la découverte du pétrole sibérien donna aussi à l’URSS l’illusion de résoudre tous les problèmes. Cela conduisit, par le recours aux importations, à négliger l’agriculture et l’industrie, et lorsque les prix s’effondrèrent, c’est l’Etat lui-même qui s’effondra. Avant de remonter péniblement la pente.

Cernée par ses rivaux

Hoesli raconte par le menu comment les pionniers avancèrent peu à peu vers le Pacifique, sur douze mille kilomètres, à travers les plaines, les montagnes, les fleuves, les marécages et, dans la nord, à travers les glaces et les terrifiants hivers. On dirait qu’il y était. Il fait le portrait de celui-ci, de celui-là, avec une tendresse particulière pour les jeunes savants, cultivés, prêts à tout, infatigables. Plus loin, toujours plus loin… Vers l’Amérique! Est-elle reliée à l’Europe par la terre ou par un détroit? Question stratégique existentielle. Le plus doué de ces explorateurs encyclopédistes est un Allemand de 30 ans, issus de l’Académie de Saint-Pétersbourg, Georg Wilhelm Steller qui accompagne Bering, d’origine danoise, vers la découverte du détroit qui aujourd’hui porte son nom. Ce surdoué a étudié, notamment en Italie, toutes les sciences, la physique, la philosophie, la géométrie. Il arrive au Kamtchatka, note tout, goûte à toutes les herbes, il est sobre, rien ne l’arrête. L’expédition est marquée par des disputes et toutes sortes de déboires. Le bateau erre dans la brume. Y a-t-il vraiment une terre en face? Il y en a une! Bering, peureux, ne veut pas débarquer. Steller, furieux, jette une chaloupe à la mer et accoste… l’Alaska. Il y découvre des restes de foyers, des coquilles Saint-Jacques servant d’assiettes. Comme au Kamtchatka. En quelques minutes, l’Allemand comprend que les premiers Américains sont peut-être venus d’Asie. L’aventure tourne mal. Le navire se perd, s’échoue dans l’hiver. L’équipage épuisé doit attendre l’été. Steller découvre alors un animal étrange, une «vache de mer» immense, longue de huit mètres, aux mœurs douces, aux instincts familiaux touchants. Les hommes se ruent sur ces tonnes de viande et de graisse. L’espèce disparaîtra en trente ans.

La Russie est déchirée entre le désir de s’installer sur le Pacifique, en Amérique, et le souci de se renforcer à l’ouest. Car ses rivaux sont partout: les Britanniques, les Français, les Espagnols dominent les mers. La jeune Amérique devient puissante. Le Japon veille. Episode incroyable: une délégation russe entre en contact avec les Espagnols qui occupent la Californie pour s’entendre avec eux. Leur chef tombe amoureux d’une belle Andalouse. Sa famille, pour accorder sa main, lui demande d’aller demander l’autorisation du pape. Deux ans de voyage… Le mariage ne se fera pas.

Enfer carcéral en Sibérie

Tous les chapitres sont épiques. Ceux consacrés à la conquête du Grand Nord sont époustouflants. Combien de marins, combien de bateaux disparus dans la tentative de trouver des voies navigables entre les glaces? La navigation sur la Baltique en direction du Pacifique est le cauchemar séculaire de la Russie. Staline, lui, voulait conquérir le Pôle Nord. Il jeta dans l’entreprise des bâtisseurs de train, des navires, des avions. Un drapeau soviétique flotta bel et bien sur le sommet du globe. Mais le projet sombra après moult drames. D’autant plus meurtrier que les héros de cette conquête, après avoir été célébrés par Moscou et jusqu’aux Etats-Unis, furent ensuite à peu près tous liquidés par la terreur stalinienne.

Les données de Eric Hoesli sur le Goulag et, avant lui, sur l’enfer carcéral tsariste en Sibérie, sont d’une précision terrifiante. De nombreuses archives se sont ouvertes ces dernières années. Des historiens russes les ont étudiées. On connaît donc aujourd’hui par la reconstitution minutieuse des faits l’ampleur chiffrée et le mécanisme de cette abomination du 20e siècle. Dont certains aspects peu ou pas connus, comme la prise du pouvoir dans certains camps par des gangs criminels structurés aussi cruels que les gardiens soviétiques. Soljenitsyne a alarmé le monde. Khrouchtchev a mis fin au Goulag. Mais la tragédie, du début à la fin, a été infiniment plus compliquée et plus cruelle que nous ne l’avons cru.

Cette épopée, disions-nous, suscite bien des réflexions. Nous en esquisserons quelques-unes dans un prochain article.


Cet article vous a plu? Bon pour la tête a besoin
de votre soutien. Oui! De vous, lecteurs, notre seul éditeur.


Entêtez-vous, abonnez-vous!


Eric Hoesli, L’épopée sibérienne, Syrtes/Paulsen.

Eric Hoesli

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Moldavie: victoire européenne, défaite démocratique

L’Union européenne et les médias mainstream ont largement applaudi le résultat des élections moldaves du 28 septembre favorable, à 50,2 %, à la présidente pro-européenne Maia Sandu. En revanche, ils ont fait l’impasse sur les innombrables manipulations qui ont entaché le scrutin et faussé les résultats. Pas un mot non (...)

Guy Mettan

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet

Censure et propagande occidentales: apprendre à les débusquer

Les affaires encore fraîches des drones russes abattus en Pologne et du bombardement israélien au Qatar offrent de belles illustrations du fonctionnement de la machine de guerre informationnelle dans nos pays démocratiques. Il existe en effet une matrice de la propagande, avec des scénarios bien rôdés, qu’on peut voir à (...)

Guy Mettan
Accès libre

Comment les industriels ont fabriqué le mythe du marché libre

Des fables radiophoniques – dont l’une inspirée d’un conte suisse pour enfants! – aux chaires universitaires, des films hollywoodiens aux manuels scolaires, le patronat américain a dépensé des millions pour transformer une doctrine contestée en dogme. Deux historiens dévoilent cette stratégie de communication sans précédent, dont le contenu, trompeur, continue (...)

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan

Ukraine: le silence des armes n’est plus impossible

Bien qu’elles soient niées un peu partout en Occident, des avancées considérables vers une résolution du conflit russo-ukrainien ont eu lieu en Alaska et à Washington ces derniers jours. Le sort de la paix dépend désormais de la capacité de l’Ukraine et des Européens à abandonner leurs illusions jusqu’au-boutistes. Mais (...)

Guy Mettan

Les Européens devant l’immense défi ukrainien

On peut rêver. Imaginons que Trump et Poutine tombent d’accord sur un cessez-le-feu, sur les grandes lignes d’un accord finalement approuvé par Zelensky. Que feraient alors les Européens, si fâchés de ne pas avoir été invités en Alaska? Que cette hypothèse se confirme ou pas, plusieurs défis controversés les attendent. (...)

Jacques Pilet

Trouver le juste cap dans la tempête

La tornade qui, en Europe, s’est concentrée sur la Suisse nous laisse ébaubis. Le gros temps durera. Ou s’éclaircira, ou empirera, selon les caprices du grand manitou américain. Les plaies seront douloureuses, la solidarité nécessaire. Il s’agira surtout de définir le cap à suivre à long terme, à dix, à (...)

Jacques Pilet

Le cadeau de Trump aux Suisses pour le 1er Août

Avec 39 % de taxes douanières supplémentaires sur les importations suisses, notre pays rejoint la queue de peloton. La fête nationale nous offre toutefois l’occasion de nous interroger sur notre place dans le monde. Et de rendre hommage à deux personnalités du début du 20e siècle: Albert Gobat et Carl (...)

Jean-Daniel Ruch

Rencontre inédite avec le vice-président de la Douma russe

Non, il n’a pas de cornes ni de queue fourchue, ni même de couteau entre les dents. Il ne mange pas non plus d’enfants ukrainiens au petit-déjeuner. Piotr Tolstoy semble être un homme normal. Quoique. A la réflexion, l’arrière-arrière-petit-fils de l’écrivain Léon Tolstoï possède un sens de l’ironie et un (...)

Guy Mettan

Voyage en vélo à travers la Bulgarie (3 et fin)

Six cents kilomètres séparent Sofia, la capitale, de Velik Tarnovo, au centre-nord de la Bulgarie. En dix-sept jours de vélo, du 17 mai au 3 juin, j’ai découvert un pays attachant et d’une richesse culturelle insoupçonnée. Dans ce troisième et dernier chapitre, je vous propose, entre autres, de rencontrer des (...)

Roland Sauter

Voyage en vélo à travers la Bulgarie (2)

Six cents kilomètres séparent Sofia, la capitale, de Velik Tarnovo, au centre-nord de la Bulgarie. En dix-sept jours de vélo, du 17 mai au 3 juin, j’ai découvert une richesse culturelle insoupçonnée: les fresques des tombeaux thraces, vieux de 24 siècles, un stade et un théâtre romain parfaitement conservés et (...)

Roland Sauter

Ukraine-Iran, miroirs inversés de la grande guerre impériale occidentale

D’un côté l’Ukraine, agressée par son grand voisin russe et soutenue par les pays occidentaux. De l’autre l’Iran, brutalement bombardé par Israël et les Etats-Unis et pourtant voué aux gémonies. Sans parler de la Palestine, dont le massacre ne suscite que quelques réactions de façade. Comment expliquer une telle différence (...)

Guy Mettan

Voyage en vélo à travers la Bulgarie

Six cents kilomètres séparent Sofia, la capitale, de Velik Tarnovo, au centre-nord de la Bulgarie. En dix-sept jours de vélo, du 17 mai au 3 juin, j’ai découvert une richesse culturelle insoupçonnée: les fresques des tombeaux thraces, vieux de 24 siècles, un stade et un théâtre romain parfaitement conservés et (...)

Roland Sauter