L’art, une arme contre la destruction de l’Amazonie

Publié le 19 janvier 2024
Photo Elysée présente «Broken Spectre» jusqu’au 25 février, une œuvre d’art engagé grandiose de l’artiste irlandais Richard Mosse (1980). L’expérience immersive narre la destruction en «live» du poumon de la planète. Aux images d’une nature intense à l’état pur, l’artiste oppose le carnage environnemental encore autorisé du temps de Bolsonaro.

Connu pour ses narrations épiques de déplacement des réfugiés au Congo et du bassin méditerranéen, qui lui ont valu la représentation de son pays à la Biennale de Venise en 2013 et le Prix Pictet en 2017, Richard Mosse livre sur un écran de 19 mètres de large des images sans appel sur la destruction de la forêt vierge de l’Amazonie.

Pour ce travail, Mosse s’est de nouveau entouré du cinématographe Trevor Tweeten et du compositeur expérimental Ben Frost pour créer une pièce qui, même si elle colle à l’actualité, est résolument une œuvre d’art. Réalisée au moyen de caméras multispectrales et de capteurs ultrasoniques, le film d’une durée de 74 minutes donne à voir des images et à entendre des sons qui sont en dehors de nos champs de perception.

Photo / Art

«Je cherche les lignes de faille de la photographie documentaire pour trouver de nouvelles façons de raconter des histoires», expliquait Mosse lors du vernissage. Il estime que l’art permet aux images de durer, contrairement à un reportage trop vite éteint quand il devient insupportable.

«Je fais appel à l’art pour donner de la puissance aux images, car la beauté est un outil efficace, elle dépasse l’horreur et devient une arme contre l’indifférence».

Les terres de la forêt sont dégagées par des incendies sauvages, dont celles pour faire place aux cultures intensives, essentiellement de soja. Près de 20% de la surface de la forêt amazonienne est déjà scalpée. Privée de la capacité à se regénérer, la forêt tropicale deviendrait une savane.

Positionner la photo à l’intersection de l’art pour interroger la société contemporaine est une ligne éditoriale défendue de longue date par la nouvelle directrice de Photo Elysée, Natalie Herschdorfer, encore récemment à la tête du Musée des Beaux-arts du Locle et fondatrice de la biennale Alt.+1000.

«Mosse nous place face à un état d’urgence», rappelle-t-elle.

Humain / Nature

L’immense mosaïque de Mosse alterne entre l’humain et la nature. Des scènes effroyables – tournées en noir et blanc analogique pour son effet velouté – d’abattage d’arbres centenaires, de bêtes issues d’élevages ultra-intensifs, de mercure utilisé pour l’extraction d’or versée dans les cours d’eau, d’incendies provoqués au pétrole pour dégager les sols, sont entrecoupées d’images technicolor et de sons magnifiées du lit de la forêt, de tapis à l’infini de la canopée captée à l’infrarouge (où la chlorophylle se traduit par des teintes de rouge et rose vifs), autant de chefs-d’œuvre de la nature invisibles à l’œil nu – et de tableaux abstraits.

La clé est dans le montage, précise Mosse, «passer d’une dimension à l’autre pour créer une dissonance visuelle, c’est là où la magie opère.»

Les scènes qui illustrent les ravages perpétrés par l’homme sont filmées en noir et blanc.

Les scènes qui documentent l’état de la forêt amazonienne sont filmées avec des caméras multispectrales qui permettent d’enregistrer en une seule prise de vue plusieurs longueurs d’onde du spectre lumineux et ensuite de choisir quelles couleurs rendre visibles pour révéler les détails. Cette technique est au cœur de la pratique de Richard Mosse.

Le titre «Broken Spectre» (Spectre brisé) s’inspire du spectre de Brocken, ce phénomène rare quand l’ombre d’un sujet proche est projetée au loin sur un nuage et parfois auréolée d’un halo arc-en-ciel.

Pour autant, les observations visuelles de Richard Mosse restent empreintes d’humanité. Le degré d’intimité établi avec les prédateurs de la déforestation pris sur le vif peut surprendre. Depuis 1972, l’année de la construction de la voie transamazonienne, la surface de la forêt a diminué de près d’un quart. Le point de bascule, au-delà duquel la forêt ne pourra plus se regénérer et servir d’absorbeur de CO2 de la planète sera bientôt atteint. Les hommes et femmes qui participent à cette destruction ne sont pourtant pas des démons, ils travaillent pour des cercles mafieux de plus en plus puissants au service du commerce international, prévient Mosse, qui les filme sans hostilité; il n’est pas indifférent à leur sort.

Art / Politique

«Mon travail consiste à partager, à communiquer, non pas à juger». Mosse s’appuie sur les thèses du philosophe Walter Benjamin pour expliquer qu’une œuvre d’art ne doit pas servir de propagande.

«A mon avis, l’art ne vous dit pas ce que vous devez penser. Mon intention est de désorienter le spectateur (visiteur) pour qu’il décide de lui-même. Je me contente de donner la texture des crimes environnementaux», rappelle Mosse.

Son film a cependant pris une tournure politique imprévue par le hasard d’une actualité tragique. Le lendemain d’une fusillade par des garimpeiros (chercheurs d’or) contre une communauté indigène de Yanomamis qui avait empêché la livraison et brûlé l’essence nécessaire à leur campement, Mosse et son équipe arrivaient sur place et tombaient sur Adneia.

La rivière Uraricoera dans l’état de Rondônia, berceau de la communauté Yanomami, est au cœur de la ruée pour l’or cautionnée du temps de Bolsonaro et combattue par Lula.

Pendant de longues minutes ininterrompues (à part pour le changement de pellicules par Tweeten pris au dépourvu et en manque de stock), la jeune mater dolorosa livre une diatribe cinglante. «Bolsonaro, cette terre n’est pas la tienne, ce n’est pas toi qui a mis la rivière là. Espèce de parasite, reprends toute ta saleté. Tu nous fais souffrir. Envoie-nous l’armée pour nous protéger des envahisseurs, nous voulons que nos enfants dorment la nuit.» Malaria, diarrhée, le mercure qui pollue l’eau, les Yanomamis n’ont même plus de centre médical. La mortalité enfantine est élevée.

Puis, le regard droit dans l’objectif, elle s’adresse à nous: «Vous les blancs, ouvrez les yeux, ouvrez vos cerveaux. Nos enfants souffrent, ça fend le cœur!» La caméra continue de tourner autour d’elle pendant qu’elle se ressaisit dans la douleur. La scène est bouleversante.

Mosse admet que «Broken Spectre» est son premier film activiste. Il n’a pas la certitude d’un lien de cause à effet, mais quand John Kerry, l’envoyé spécial des Etats-Unis pour le climat de l’administration Biden, a rencontré Luiz Inácio Lula da Silva le président brésilien fraîchement élu, il a demandé à recevoir le lien du film de Mosse qu’il venait de découvrir à Londres (le film a été présenté en Angleterre, Australie et les EU). Très peu de temps après, l’armée brésilienne est intervenue pour empêcher l’activité des garimpeiros dans la région.

«C’est précisément ce que demandait Adneia! Cela démontre le pouvoir de l’art», dit Mosse, enthousiaste.

Richard Mosse, Lausanne, novembre 2023.

Issu d’une famille Quaker irlandaise et pacifiste, Mosse, la quarantaine juvénile, vit à présent à New York. Il qualifie ce film difficile, filmé sur 3 ans de 2019 à 2022, par épisodes de six à huit semaines, son «chemin de croix». 

«La déforestation se produit en direct. C’est maintenant qu’il faut l’arrêter».

Après-propos

Dans un article du Guardian du 27 décembre 2023, David Kopenawa, l’activiste shaman Yanomami, se lamente du retour des mineurs malgré la campagne d’éviction du gouvernement. Les antennes paraboliques Starlink permettraient aux criminels d’y échapper. Lula a depuis commandé une intensification des efforts.

Témoignage de David Frost, le compositeur de la bande sonore à la fois organique et spectrale de «Broken Spectre»

«Au cours des trois dernières années, Richard Mosse, Trevor Tweeten et moi-même avons parcouru l’Amazonie pour documenter sa destruction. Les résultats de cette documentation sont devenus le nouveau film de Richard, Broken Spectre.

Durant cette période, j’ai été témoin d’incendies si vastes qu’ils masquaient le soleil. J’ai vu des bûcherons illégaux abattre des arbres vieux de 700 ans et j’ai entendu le silence troublant de la forêt qui a suivi. J’ai vu des rivières empoisonnées par le mercure et de vastes étendues de forêt décimées pour la promesse de quelques grains d’or par de jeunes mineurs cherchant illégalement fortune dans les territoires autochtones. J’ai enregistré des vétérinaires bénévoles traitant des brûlures au troisième degré sur les pattes d’un Jaguar anesthésié; des blessures infligées par des éleveurs enhardis cherchant à produire davantage de bœuf destiné à l’exportation sur les restes fumants de sa maison dans une zone humide. Tout cela parce que « l’homme dominera »».


«Broken Spectre», Richard Mosse, Photo Elysée, Lausanne, jusqu’au 25 février 2024. L’exposition est accompagnée d’un catalogue éponyme co-édité par Loose Joints, 180 Studios et Converge45.

Pour aller plus loin: Richard Mosse – Broken Spectre – Vimeo 

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