L’Art brut: un succès non démenti

Publié le 19 novembre 2021

Adolf Wölfli, « Santa-Maria-Burg-Riese-Traube », 1915. – © DR

Rimbaud écrivit dans «Une Saison en enfer»: «J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.» L’Art brut n’est-il pas l’un des descendants de cette comète enchantée?

Une salle permanente à Beaubourg, une bande dessinée due à son principal marchand parisien, une exposition à la Fondation Tinguely de Bâle, un merveilleux petit livre aux éditions Allia, son succès ne se dément pas et fuse de tous côtés.

La bande dessinée

Jusqu’à présent, nous pensions l’Art brut désintéressé, anti vénal, non marchand. Confrontés à une bande dessinée due à un célèbre marchand spécialisé dans le genre, nous nous sommes permis de solliciter l’actuel garant de la parole canonique, Michel Thévoz, créateur et premier conservateur de la Collection de l’Art brut à Lausanne. Voici ce qu’il nous a écrit:

«Ces temps-ci on fait des gorges chaudes de la commercialisation de l’Art brut, les uns sur un ton revanchard, rassurés que rien même l’Art brut n’échappe à la loi du marché, les autres sur le ton de la vertu outragée. Le problème, ce n’est pas qu’on vende l’Art brut mais qu’on ne le vende pas assez cher. Moi, je suis scandalisé que l’Art brut reste encore tellement sous-évalué, il mériterait d’être marchandisé au centuple. Si j’étais investisseur, c’est dans l’Art brut que j’investirais. Je ne m’explique pas la semi-cécité du capitalisme, généralement plus perspicace, à l’égard de l’Art brut. Cela pour dire que j’ai plutôt de l’estime pour des marchands comme Christian Berst – tant qu’à faire d’être marchand, mieux vaut vendre de l’Art brut plutôt que des bagnoles. De surcroît, il a l’œil, artistiquement parlant. Bref, je m’indigne de la férocité du capitalisme, mais, dans sa logique, puisque nous y sommes (encore), je m’indigne aussi de la sous-marchandisation de l’Art brut.»

Néanmoins, on ne peut s’empêcher d’être stupéfait en découvrant ce nouveau produit: une bande dessinée consacrée à l’Art brut. Et ce qui est plus est signé par quelqu’un qui accepte volontiers qu’on le qualifie de «spécialiste mondialement reconnu» de la chose. Hostile à Jean Dubuffet vu que celui-ci donnait comme qualité première à l’Art brut de n’être en aucun cas vénal, Christian Brest prend comme modèle l’archi génial Harald Szeemann, l’ex conservateur de la Kunsthalle de Berne et le commissaire d’exposition le plus inventif de son époque qui pour prendre un exemple au hasard, exposa en son temps Anselm Boix-Vives auquel Dubuffet avait refusé le titre d’artiste brut, car il avait exposé ses merveilleuses et si inventives peintures dans une galerie de la rue des Beaux-Arts à Paris. Pour Christian Brest, cet art marginal n’est donc plus «brut» mais mythologies individuelles telles que Harald Szeemann les définit en théorie et en pratique en 1972 lors de la Dokumenta 5 à Kassel.

Dans cet album donc, Un monde d’art brut, figurent sept artistes emblématiques du genre: Henry Darger, Carlo Zinelli, Madge Gill, Aloïse Corbaz, Adolf Wöffli, Jean Perdrizet, Mary T. Smith ainsi qu’un certain nombre d’autres artistes représentés dans la galerie de monsieur Brest.

Le livre des éditions Allia

Armand Schulthess – Un artiste brut à l’encyclopédisme enchanteur. Découvert par Corinna Bille, devenu le personnage central d’un roman de Max Frisch, admiré par de gens comme Harald Szeemann, Daniel Spoerri ou Gérald Minkoff, Armand Schulthess (1901-1972) peut être posé comme l’un des archétypes de l’artiste d’Art brut. Refusant de vendre ses œuvres, ne les ayant jamais montrées volontairement à personne, vivant caché et s’enfuyant dès qu’il aperçoit quelqu’un, poursuivant le rêve insensé de cartographier l’ensemble de tous les savoirs humains, livrant ses inscriptions aux avanies météorologiques, un millier de plaques de tôle fabriquées en aplatissant des boîtes de conserves, recensant psychanalyse, cuisine, hiéroglyphes, astronomie, écritures chinoise et japonaise, opéra, physique nucléaire, cybernétique, etc. Oui, tout le passionne à la folie et très peu de domaines échappent à son universelle curiosité. Mais c’est surtout la femme, son corps, son sexe, qui occupe une place fondamentale dans plusieurs livres dont il est l’auteur. De la lingerie au pathologies gynécologiques rien de ce domaine n’échappe ses inventaires. Bref, une merveille de petit livre illustré à la présentation archi soignée.

L’exposition

Se tient actuellement à Bâle au Musée Tinguely une vaste exposition d’Ecrits bruts qui rassemble des œuvres provenant d’une douzaine de musées, de collections publiques et privées. Ainsi que des films documentaires et des photographies permettant de découvrir les artistes dans leur milieu naturel. Lettres d’amour, messages compulsifs, incantations, prières, journaux intimes, adresses aux puissants de ce monde et à celui de l’au-delà, les Ecrits bruts peuvent calligraphiés mais aussi brodés, gravés dans la pierre, découpés dans divers matériaux. 

Bref, une exposition à ne pas manquer et qui se tient jusqu’au 23 janvier 2022.


Oriol Malet et Christian Berst, «Un monde d’art brut», Delcourt, 120 pages.

Lucienne Peiry, «Le Jardin de la mémoire», Allia, édition illustrée, 80 pages.

Exposition: Ecrits d’Art Brut, Langage & pensées sauvages, 20 octobre 2021- 23 janvier 2022, Musée Tinguely, Bâle.

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