L’adieu mou à l’Europe

Depuis le début de la construction européenne, la Suisse l’a vue d’un mauvais œil. A son fondement elle tenta même, avec les Britanniques notamment, un contre-projet: l’Association européenne de libre-échange. Depuis lors désertée par la plupart de ses membres et tombée dans l’insignifiance. Lorsque l’UE prit vraiment forme et s’élargit, il y eut panique à bord. Mais une planche de salut lui fit tendue: l’adhésion à l’Espace économique européen. Qui permettait d’avoir un pied dedans et un pied dehors. Le Conseil fédéral défendit ardemment cette voie en 1991 mais elle échoua devant l’opposition alémanique et conservatrice. S’ensuivirent des années difficiles pour l’économie. Mais une décennie plus tard, les Suisses parvinrent à boucler une série d’accords avec les Européens. Cela déboucha sur une période de prospérité et de croissance. A la longue, l’UE se lassa cependant de ce patchwork de textes sans cesse à rediscuter. D’où la demande de les intégrer dans un accord permettant leur évolution, assurant des échanges simples et sûrs. Sept ans de négociations et ce fut enfin sous toit. Mais dès 2019 toutes sortes de milieux ont joint leur mauvaise humeur. Et le Conseil fédéral se refusa à soumettre l’accord signé devant le Parlement et le peuple. La faiblesse et l’opportunisme du chef du DFAE y est pour beaucoup, mais les six autres ont été aussi frileux. Curieuse attitude: comme s’il n’y avait plus besoin de voter, seulement de humer et suivre le vent du moment.
Le bal des tueurs
L’histoire de cette panade vaut d’être racontée. Au début, Ignazio Cassis soutenait son secrétaire d’Etat, Roberto Balzaretti, le grand artisan de l’accord. Certes, l’UDC et une partie de la droite ferraillaient contre sa politique, mais cela paraissait surmontable. C’est alors qu’entra en scène Pierre-Yves Maillard, le nouveau président de l’Union syndicale suisse. Il ne supportait pas Balzaretti qui lui apparaissait comme un donneur de leçon. Entre les deux mâles alpha, cela tourna à l’aigre et le Tessinois, lâché par son patron, dut prendre ses cliques et ses claques. Le poids lourd de la gauche, qui a renié depuis longtemps ses vagues velléités pro-européennes, fut rejoint par le président du PS, Christian Levrat, tout aussi frileux sur le sujet. Le basculement de cette gauche dans l’opposition à l’accord a été fatal à celui-ci. L’UDC se trouvait un allié de fait! La gauche se mit à entonner un discours, largement mensonger, sur la menace du dumping salarial. Alors qu’il est bien précisé que les travailleurs européens en Suisse doivent être mis aux conditions définies sur place. Mais l’arme était lancée dans les milieux syndicaux depuis longtemps sur la défensive… et sans guère voir les conséquences d’une rupture, qui à terme leur fera mal aussi.
Un autre personnage a joué un rôle-clé dans l’ébranlement de l’accord conclu. L’ancien et puissant Secrétaire d’Etat Michael Ambühl qui avait négocié à divers titres les accords bilatéraux 1 et 2 entre 1992 et 2005. Ce diplomate subtil, à la voix douce et l’esprit vif, est aujourd’hui professeur à l’ETH où il enseigne l’art de la négociation. Il a notamment été consulté par Boris Johnson lors de la préparation du Brexit. Ambühl ne croit plus à l’accord-cadre forgé par son élève d’hier, Balzaretti. Il a un plan B en tête. Un accord plus modeste qui garantirait néanmoins le libre commerce… en échange d’une contribution financière accrue aux fonds structurels européens qui profitent beaucoup à l’Est. Il n’y aurait pas d’arbitrage en cas de différends mais chaque partie pourrait prendre des mesures de rétorsion. Un tribunal arbitral jugerait de leur opportunité. Tout cela reste encore flou et hypothétique, mais cela échauffe les esprits. Jusqu’au cœur du DFAE: la nouvelle négociatrice avec Bruxelles, Livia Leu, est très proche de son mentor d’hier, Michael Ambühl.
Celui-ci trouve aussi des oreilles bienveillantes à gauche. Les tueurs de l’accord-cadre Christian Levrat et Pierre-Yves Maillard se disent très intéressés. Même le nouveau co-président du PS, le jeune néo-marxiste Cédric Wermuth qui ne cache pas son total désintérêt pour ce dossier, opine du bonnet devant l’évocation de ce plan B.
Surgirent aussi ces derniers temps en Suisse alémanique divers groupuscules anti-accord, hors de la mouvance blochérienne. Notamment «Autonomiesuisse», fondé par un entrepreneur en logistique argovien. Certains évoquent le sacro-saint souverainisme, d’autres des intérêts économiques particuliers. Leur force? Ils sont conseillés par deux poids lourds: Ambühl et un certain Carl Baudenbacher, ancien juge à la cour de justice de l’AELE, longtemps professeur de droit à l’université de St.Gall. Sans compter l’ex-conseiller fédéral Schneider-Ammann qui tenu à ajouter bruyamment un clou dans le cercueil. Dès lors, le Conseil fédéral se réfugia dans la procrastination, demandant à l’UE des «éclaircissements» puis des modifications de fond. Ce qui irrita nos partenaires après tant et tant d’années de négociations.
Des secteurs pénalisés, notamment celui de la recherche
L’avenir? Ceux qui rêvaient d’une solution à la britannique doivent déchanter: la Grande-Bretagne est pénalisée, elle voit partir de nombreux travailleurs européens, elle s’empêtre dans les formalités administratives à la frontière, avec des dizaines de milliers de fonctionnaires supplémentaire. Les dirigeants économiques suisses s’inquiètent. Un peu tard. Si l’on reste dans le brouillard, tout le secteur de la recherche et des hautes écoles, découplé des programmes européens va souffrir, la pharma va être lourdement pénalisée, le secteur des machines aussi, des crises s’annoncent qui s’ajouteront à la panne dite sanitaire.
Cela a déjà commencé. La secrétaire d’Etat à la recherche, Martina Hiramaya, n’arrive pas à décrocher un rendez-vous à Bruxelles pour parler de la participation de la Suisse au programme «Horizon Europe» où hier encore elle avait une belle place, gagnante au plan financier. Que les pontes des hautes écoles, des universités, des instituts de recherche ne disent leur inquiétude qu’à voix basse est étonnant. Ils devraient taper sur la table assez fort pour réveiller le Conseil fédéral somnolent.
Le 26 mai 2021 arrive à échéance un accord-clé: celui de la reconnaissance mutuelle. En clair, tout produit aux normes suisses est automatiquement reconnu et admis dans toute l’Europe. Rien ne dit qu’il sera prolongé. Un secteur est particulièrement inquiet: les «medtech». L’UE introduit de nouvelles exigences pour les appareils médicaux (implants mammaires, peacemakers, etc…). L’accord avec la Suisse est indispensable… sauf qu’il est suspendu en raison de la pagaille diplomatique actuelle. Suspense.
Des partisans résolus de l’accord, il en reste. Nombreux. Dans les milieux économiques, universitaires et politiques. Mais ces défenseurs, comme tétanisés, se font peu entendre, et d’une voix bien timide.
Un processus de délitement progressif
Si le Conseil fédéral laisse couler l’accord-cadre, il n’y aura pas de catastrophe. Nombre de vieux textes resteront en vigueur, cahin-caha, sans mise à jour. Le processus de délitement sera progressif. Pour les multinationales, ce ne sera pas un souci, elles ont un pied partout. Pour les PME en revanche, toutes sortes de tracasseries administratives les pénaliseront. Elles seront tentées de délocaliser une partie de leurs activités. En douce.
Que les milieux financiers espèrent qu’en se tenant à l’écart des règles européennes ils feront leur beurre, c’est incompréhensible. Qu’ils fantasment sur le modèle de Singapour, c’est leur affaire. Que la gauche syndicaliste en revanche ne voie pas le péril à terme pour l’emploi est affligeant.
Ceux qui font passer par-dessus tout une Suisse «souveraine» feraient bien de se frotter les yeux. Ce terme a toujours été relatif. L’aspiration helvétique est depuis longtemps d’avoir un pied dedans, un pied dehors. Et l’on voudrait maintenant le poser nulle part ou à tâtons dans un champ improbable? Refuser un accord clair, c’est en fait aller vers toutes sortes d’atteintes à notre souveraineté et à notre dignité. Il faudra quémander ceci ou cela. Avec, du côté européen, des concessions et des demandes ponctuelles, des tracasseries en tout cas. La souveraineté aura un piteux visage.
Enfin, au-delà des textes, il y a l’état d’esprit. Un bon climat entre nous et nos partenaires, cela aide. On l’a vu par exemple lors de la crise sanitaire. Mais tous les Etats européens ne nous considèrent pas d’un aussi bon œil que nous l’imaginons. A l’Est notamment, où tous doivent s’aligner sur des règles parfois contestées, on se demande pourquoi il faudrait faire des faveurs à la Suisse. Le temps n’est plus où, pour créer la sympathie, il suffisait d’inviter à une fondue les dirigeants allemands, français et italiens.
Le nombrilisme est agréable quand on reste chez soi à se caresser le ventre en ronronnant d’autosatisfaction. Quand on met le nez hors frontières, quand on sent sur la peau les grands vents du changement, il devient un piège.
Dans quel monde vivent donc nos prétendus Sages? A l’heure où les Européens, nous y compris, sont soumis aux pressions américaines et chinoises. A l’heure où les géants mondiaux investissent nos vies sans quasiment payer d’impôts. A l’heure où l’effort écologique est requis au-delà de toutes les frontières. Qu’importe, notre triste gouvernement reste collé sur l’embrouillamini des chiffres de la pandémie et sur les humeurs populaires du moment. Un pouvoir d’Etat digne de ce nom met les cartes sur la table, ouvre le débat et se soumet ensuite à la décision du peuple. En toute clarté. Au lieu de cela, le nôtre patauge dans les non-dits. Pitoyable.
Quatre points posent problèmes aux adversaires de l’accord-cadre
1 – La protection des salaires. Le principe «travail égal, salaire égal» est acquis. Mais la Suisse souhaite que les entreprises étrangères en mission temporaire annoncent leur arrivée huit jours avant, l’UE en demande quatre. Autre exigence: ces entreprises paient d’avance une garantie en cas de contestation sur les salaires. L’UE dit non.
2 – La Suisse et l’UE sont d’accord sur le principe que des aides d’Etat aux entreprises privées ne doivent pas fausser le jeu de la concurrence. Mais à Berne, on craint que les collectivités publiques ne puissent plus aider les banques cantonales, les entreprises d’électricité, le secteur de l’aviation. Mais il faut noter que l’UE fait de nombreuses dérogations au principe. La Suisse en décrocherait aussi.
3 – La citoyenneté européenne. L’UE attend que les travailleurs européens établis en Suisse bénéficient de notre système social, notamment en cas de chômage. Et qu’en cas de délit, ils ne puissent pas être facilement expulsés. Ces règles s’appliquent à l’intérieur de l’UE.
4 – L’arbitrage. En cas de désaccords, plusieurs niveaux paritaires de conciliations sont prévus. Si le différend subsiste, c’est la Cour de justice européenne qui tranche. A noter que l’application des accords actuel a suscité très peu de procédures, toutes résolues à l’amiable.
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