Publié le 14 février 2025

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Ils pleuvent, ils pleuvent, les milliards… Trump en promet 500, Macron 109, von der Leyen 200! Puisés on ne sait où mais tout est bon pour la déesse aux mille visages, cette insaisissable intelligence artificielle. Et nous, pauvres ignares, devons-nous y toucher? Jusqu’à quel point? Expérience.

L’intelligence artificielle date en fait de quelques années mais aujourd’hui ses accès grand public se multiplient. Et disons-le, c’est épatant. Fascinant de voir comment une interlocutrice sans visage répond à toutes nos questions à la seconde. Le coiffeur du coin ouvre-t-il le lundi matin? Quel est l’axe de la pensée de Platon? Et ce municipal qui m’a salué dans la rue et dont, pardon, je ne retrouve plus le nom et le dicastère? Allez-y, toute curiosité trouve un écho. Il est vrai que certaines plateformes hallucinent ou se gourent parfois. La vigilance s’impose.

Pour exemple, je voulais tout savoir sur le passé de Markus Ritter, candidat au Conseil fédéral. Mon outil préféré, Perplexity, déroule son parcours et signale – ô stupeur! – qu’il s’intéresse à l’art islamique qu’il aurait étudié dans le monde arabe et en Espagne… Ce que son CV ignore. Trop beau pour être vrai. «Vous êtes sûre? demandai-je. Oui, je confirme», répond la machine. Je vais voir de plus près et découvre qu’un autre Markus Ritter, un Allemand, est en effet un grand spécialiste de cette discipline. Je le signale aussitôt. Et Perplexity me présente ses excuses, me remercie d’avoir démasqué ce piège de l’homonymie! Zélée, la fouineuse sans visage, à force d’accumuler les sources, s’est mélangé les pinceaux.

L’IA nous rend déjà d’innombrables services

Il n’empêche que les mordus d’histoire se régalent. Ils retrouvent sur le champ la date, le détail, le récit qu’ils cherchent. Avec justesse neuf fois sur dix. Les souffreteux vérifient chaque mot de leur médecin. Ils peuvent même soumettre les résultats de leurs analyses de sang: l’engin les commentera ligne par ligne. Et il sera possible de rebondir sur chaque point pour en savoir plus, toujours plus…

Quant aux journalistes curieux d’approfondir tel ou tel sujet, ils n’en reviennent pas. Ils tombent sur un dossier de 100 ou 200 pages dans une langue peu maîtrisée et hop, l’engin le résume en français. Evidemment, comme dans tant d’autres professions, ils se demandent si cette diablesse finira par leur prendre leur job. Pour ceux qui doivent se contenter de synthétiser les dépêches, le risque est réel. Ceux qui estiment ce métier capables d’un brin de réflexion, qu’ils se rassurent, la technologie ne mettra jamais les meilleurs au tapis. Ils se garderont bien de la faire écrire à leur place.

Et les enseignants? Grand sujet pour eux. Ils savent bien que les petits malins composent leurs dissertations avec l’IA… et se font vite démasquer quand le prof connaît ces ruses. Il serait absurde de bannir cette technologie de l’école. Au contraire, il faudrait en apprendre l’usage avisé, les pièges et les chances. Mais où et comment acquérir ce savoir à transmettre? Soit dit en passant, les applications dites «intelligentes» permettent de s’entraîner facilement dans l’usage d’une langue étrangère… presque en s’amusant. 

Des craintes irrationnelles?

Cette innovation majeure s’inscrit dans la continuité des précédentes. Elle supprimera des postes de travail, surtout les tâches répétitives, et en créera d’autres, ou modifiera leur nature. En Angleterre, au début du 19e siècle, des artisans détruisaient les machines qu’ils considéraient comme une menace pour leurs emplois et leurs modes de vie traditionnels. A ses débuts, le téléphone a été critiqué pour son potentiel à violer la vie privée et exposer des «secrets de famille». Certains craignaient même qu’il attire des esprits maléfiques. Alors aujourd’hui, on ferait mieux de garder la tête froide et les pieds sur terre. 

Quant aux penseurs et philosophes patentés, ils sont manifestement ravis de trouver là du nouveau grain à moudre. Sans la moindre connaissance technique, ils rivalisent dans les trémolos alarmistes. Ainsi du fond de sa ferme coopérative israélienne, Yuval Noah Harari, l’auteur du célèbre Sapiens, entre deux exercices de méditation, annonce que l’IA peut provoquer la «fin de l’histoire humaine». Jacques Attali lui cloue le bec en rappelant que cette technologie brasse des données, les corrèle infiniment entre elles mais ne produit pas d’idées. Elle peut cracher des «œuvres» visuelles, conçues par collages et manipulations, mais pas trace là de véritable créativité. Par nature, ce cerveau artificiel est sans émotions, sans l’infinie variation des sensibilités qui donne lieu à l’art et à la littérature. Attali en appelle néanmoins à fixer des limites, des garde-fous.

Un nouveau fétichisme

Des contrôles, il en a été beaucoup question lors du Sommet de Paris qui réunissait une ribambelle de chefs d’Etat et de magnats technologiques. Attendons. Ce beau monde, traumatisé par les envolées follement emphatiques de Trump et Musk, a versé aussi dans la mégalomanie et fait croire que l’avenir de l’Amérique, de l’Europe, de toute la planète se joue sur ce terrain. D’où les promesses fabuleuses de financement public et privé.

Qu’il soit permis de douter de cette nécessité posée soudain en priorité, en dépit de l’importance indéniable du phénomène. Les Chinois rivalisent avec l’énorme ChatGPT en lançant leur désormais fameux site DeepSeek avec seulement 5,6 millions de dollars. La France, dite en retard sur les géants américains, a lancé des outils aussi performants avec des moyens limités, notamment Mistral-Le Chat. A travers le monde il se mijote des centaines d’accès, spécialisés ou non, qui rendront d’innombrables services. Grâce à l’intelligence humaine autant ou plus qu’avec une pluie de milliards. 

Méfiance donc lorsque les dirigeants des Etats en quête de gloriole s’embarquent dans ce qui est en train de devenir un nouveau fétichisme.

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