Godard et le regard du chien

Publié le 10 décembre 2021

Jean-Luc Godard en 1968. – © Gary Stevens

Jean-Luc Godard a accordé un entretien à deux journalistes de Mediapart, peu avant son 91ème anniversaire, à Rolle. Pas vraiment une interview car, comme attendu, il n’a quasiment pas répondu aux questions préparées. Il a exprimé surtout sa méfiance des mots, des discours, du bavardage.

«Vous m’avez déjà rencontré autrefois, où on a dit tout et le contraire de tout. Maintenant je vous dis le contraire de rien.» Distance aussi par rapport au cinéma: «J’ai quitté le cinéma classique tel qu’il se fait. Sur le fond, il ne m’intéresse plus beaucoup, qu’il soit à la télévision, sur un grand écran ou sur Netflix. Il ne m’intéresse pas parce que c’est trop plat. La Terre pour moi n’est pas plate. Depuis très longtemps j’étais contre, un peu contre, l’abus du texte, l’abus du scénario et d’autres choses. Et l’affection que j’avais pour la peinture un peu classique, jusqu’aux impressionnistes, m’a aidé, d’une certaine façon, parce qu’ils étaient en dehors des journaux. Cézanne était ami avec Zola, mais c’étaient deux mondes différents. Et je me suis plutôt rangé du côté de Cézanne. Cézanne peut-être ne s’en fichait pas de Dreyfus, mais il ne militait pas pour Dreyfus comme Zola.»

Godard, fait-il croire, «ne se trouve pas intéressant». Il se dévoile néanmoins. Il voit d’un bon œil toutes les révoltes qu’il dit «sympathiques», de #MeToo à Greta Thunberg («si elle m’envoie un bulletin de versement je le paierai»). Et surtout il parle du regard. A partir de celui de ses chiens: «Parce que les chiens, c’est intéressant: si vous les regardez, ils ont tout dans le regard. Nous, on n’a rien dans le regard. J’ai longtemps cru que j’avais quelque chose dans le regard comme cinéaste, aujourd’hui je ne le crois pas. Vous me regardez, je vous regarde mais on n’exprime rien par ce regard…» Et il insiste: «Je m’aperçois que je ne regarde pas. Les chiens regardent. Je trouve que je ne sais pas regarder comme eux. Car je parle tout de suite. Je parle tout de suite. Depuis l’invention de l’alphabet, on est un peu maudits. Si le diable est dans les détails, il est dans les détails des 26 lettres qui sont devenues très vite, grâce aux mathématiciens, des milliards et des milliards de chiffres. Je ne dis rien d’autre.»

Et pour terminer la conversation qui n’en est pas une, il tient à rappeler quelques citations qui lui sont chères. Entre autres, celle d’Elias Canetti: «Nous ne sommes jamais assez tristes pour que le monde soit meilleur.» Et celle de Raymond Queneau: «Tous les gens pensent que deux et deux font quatre, mais ils oublient la vitesse du vent.» Après quoi il ralluma son cigare et se leva de son fauteuil.

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