Garder pied dans la tempête

Publié le 18 mars 2022
«J’en peux plus, je ne regarde plus les infos! Trop c’est trop.» Ou alors: «Tout est de la faute aux Russes! Pinailleurs, bouclez-la!» Qui n’a pas entendu ce genre de propos? D’autres ne se laissent pas aveugler par la colère et la panique. Ils veulent garder pied dans la tempête. Pour cela voir aussi les faits qui dérangent le discours dominant. Se poser des questions dont beaucoup restent encore sans réponses. Tenter de comprendre ce qui est arrivé, ce qui arrive et ce qui arrivera peut-être.

S’y retrouver dans le bombardement des messages n’est pas aisé. Les médias traditionnels ont certes des accents militants qui n’inspirent pas forcément la confiance, mais nombre d’entre eux font un effort d’indépendance face au déferlement des passions. Notamment en envoyant des journalistes sur place. Coup de chapeau au passage à Boris Mabillard du Temps qui reste à Kiev, raconte ce qu’il voit sans parti pris. Il n’est pas le seul à faire le job. Et non pas le show comme la très parisienne Anne-Sophie Lapix qui a jugé bon de se pavaner en direct à Lviv pour France 2, sans la moindre jugeote, sans rappeler bien sûr ce que représente cette ville dans l’histoire du nationalisme ukrainien. Tel ce journaliste de la TV suisse alémanique qui juge bon de demander à une réfugiée arrivant à Zurich: «Vous avez le mal du pays?» Et le cameraman de resserrer l’image sur le visage de la malheureuse en attendant ses larmes. Quant aux réseaux sociaux, ils bouillonnent. Avec des vidéos maquillées mais d’autres dont l’authenticité n’est guère douteuse qui apportent de vrais éclairages. On note que dans cette guerre des images et des mots, les Ukrainiens sont bien meilleurs que les Russes, dont les virtuoses du net paraissent en panne. Ou trop d’entre eux sont-ils partis vers la Finlande et la Turquie, espérant un avenir plus prometteur à l’Ouest?

Tant de questions qui attendent, tôt ou tard, une réponse.

A propos des réfugiés notamment. Quelle est donc l’arrière-pensée de Poutine? La tactique de l’armée russe consiste à encercler les villes, les bombarder et à faire fuir leurs habitants, non sans encombres d’ailleurs. Trois millions de personnes déjà, dont pour la moitié des enfants. Deux millions en Pologne. Beaucoup aussi en Roumanie et en Moldavie. Pour y créer des problèmes? L’afflux est incessant et cela commence à susciter des inquiétudes dans ces populations, aussi solidaires soient-elles.

Au plan militaire, il est peu compréhensible que les routes et les voies ferrées entre l’Ukraine et son flanc ouest, par où arrivent jour et nuit des armes occidentales, n’aient pas été bombardées. Le Kremlin a même précisé, après l’attaque d’une base militaire où étaient formés les «légionnaires» étrangers à l’ouest de l’Ukraine, que ces accès n‘étaient pas visés. Une chance pour les gens en fuite. Explication russe: contrairement à ce que dit l’Ouest, nous ne voulons pas étouffer le pays, d’ailleurs nous lui fournissons gaz et électricité. Quant aux Occidentaux les plus durs, ne chercheraient-ils pas à prolonger la guerre pour affaiblir un peu plus la Russie? Celle-ci essuie de lourdes pertes, en hommes et en matériel. Grâce aux armes fournies et notamment par les drones tueurs livrés par la Turquie qui avaient prouvé leur efficacité en Arménie.

Le système économique est attaqué de toutes parts. Secousses aussi au plan intérieur où, sans surestimer l’opposition, on voit bien que la flamme patriotique en faveur de la guerre est plutôt vacillante. L’échauffement se prolonge au moment où les deux parties disent entrevoir un accord possible. Renoncement à l’entrée dans l’OTAN d’un côté, renoncement à renverser le gouvernement de Kiev de l’autre. Mais pas d’illusions à se faire. Même si un cessez-le-feu est enfin déclaré, il faudra voir comment il serait respecté. Les milices ukrainiennes ultra-nationalistes, qualifiées non sans quelque raison de fascistes par Moscou, ne sont pas totalement sous le contrôle de Kiev et ont tout intérêt à faire durer le conflit pour s’affirmer, car elles ne pèsent pas dans les urnes. Et côté russe, les séparatistes du Donbass n’en ont fait souvent qu’à leur tête. L’engrenage des provocations, on connaît. 

Les stratèges de tous bords ont aussi des questions à se poser à propos de cette guerre. Ils constatent avec étonnement que l’aviation russe est peu intervenue. Ce sont les canons et les missiles qui ont provoqué les destructions. Est-ce à dire que cette flotte aérienne, pourtant nombreuse, sans appareils face à elle dans le ciel, est peu opérante face à des dispositifs défensifs légers et modernes? De quoi s’interroger au moment où Allemands, Suisses et d’autres vont dépenser des fortunes pour acheter des F-35. 

Autre question sensible: qui, à l’Ouest, doit mener le jeu? Les Américains ou les Européens? Ceux-ci n’ont pas les mêmes intérêts que les Etats-Unis, du fait même de la géographie et de l’histoire. Le Vieux continent connaît un drame proche et déchirant. Outre-Atlantique, cette guerre lointaine est une aubaine, le lobby de l’armement US jubile devant les commandes pour des centaines de milliards. Si cette divergence d’optiques n’est pas reconnue, si rien n’est fait pour la prendre en compte, les Européens sortiront de la crise non pas renforcés, comme ils le disent aujourd’hui, mais encore plus vassalisés.

Question d’hygiène intellectuelle aussi: les sanctions se multiplient, frappant de plus en plus le peuple russe bien au-delà de Poutine et des oligarques, tout comme les pays qui les décrètent. Viendront demain les contre-sanctions. Avec des dommages considérables en vue pour des populations innocentes. Jusqu’où laissera-t-on monter cette spirale dévastatrice? A cette échelle, c’est un phénomène nouveau. A-t-on sanctionné les Etats-Unis pour leur attaque de l’Irak, la France pour les bombardements en Libye? L’Arabie saoudite pour le bain de sang au Yémen? L’a-t-on condamnée tout récemment pour ses 81 exécutions au sabre en un seul jour? Et Assange qui a perdu son dernier recours, promis à l’extradition et à une peine définitive pour avoir révélé les horreurs commises par l’armée américaine, a-t-il fait les gros titres? Sommes-nous engloutis dans le manichéisme? A la façon de l’été 1914 où les Européens s’aveuglaient les uns sur les autres et déclenchaient une gigantesque boucherie? 

Enfin, avec un peu de recul, une interrogation auto-critique à propos de l’Ukraine. Comment gouvernements et médias européens ont-ils pu rester si longtemps indifférents ou négligents face à l’abcès qui pourrit l’est de l’Ukraine depuis plus de sept ans? Certes, il y eut les accords de Minsk 1, prévoyant une zone de sécurité désarmée et une décentralisation des pouvoirs, signés par l’ambassadeur de Russie, le Président ukrainien d’alors, les dirigeants des républiques autoproclamées (qui demandaient alors non pas l’indépendance mais l’autonomie). Puis une version 2, lors des pourparlers dits «au format Normandie». Ils ne furent pas respectés par Kiev, ni par les rebelles. Du début jusqu’à l’été 2021, ce sont deux femmes diplomates suisses, Heidi Tagliavini et Heidi Grau, qui furent successivement en première ligne de l’OSCE pour élaborer les accords et surveiller leur application. Pourquoi s’est-on si peu intéressé à leur mission? Elles nous auraient beaucoup appris.

Tempi passati: selon l’agence Tass, la Suisse vient de faire une offre de bons offices, aussitôt repoussée par le ministre Lavrov en raison des sanctions. Depuis plusieurs mois, ce cénacle de 57 pays, dont la Russie fait encore partie, n’a pu que constater un durcissement et une aggravation du conflit. Mais l’échec de ces efforts n’a fait ni chaud ni froid à l’Ouest. Pourtant cette guerre du Donbass, avec les offensives ukrainiennes et les ripostes des séparatistes ont causé entre 2014 et 2020 plus de 13’000 morts selon l’ONU (3’350 civils, 4’100 membres des forces ukrainiennes et 5’650 membres de groupes armés pro-russes) ainsi que le déplacement de près de 1,5 millions de personnes. Ces chiffres ont fortement augmenté depuis ces dates. Tout récemment, le 17 février, l’armée ukrainienne bombardait plus que jamais Donetsk et Louhansk. Nous détournions les yeux. Et on connaît la suite… 

Ce drame ignoré a conduit à la décision insensée de Vladimir Poutine. Si les Européens n’ouvrent pas mieux les yeux sur toute la région, ils ne sont pas au bout des sinistres rebonds de ces conflits, parfois latents, bien plus complexes que ne le disent les gros titres.

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