Des insecticides hautement toxiques dans nos forêts!

Publié le 6 juin 2025
Le Conseil fédéral prévoit d’assouplir la réglementation sur l’utilisation des produits chimiques et de transférer les autorisations en la matière aux cantons. Il met en avant la protection des abeilles contre le frelon asiatique. Mais même les apiculteurs s'y opposent. Les organisations environnementales et les experts tirent la sonnette d'alarme.

Pascal Sigg, article publié sur Infosperber le 4 juin 2025, traduit et adapté par Bon pour la tête 


En principe, il est interdit de pulvériser des produits toxiques dans les forêts suisses. Dans de rares cas, et à condition que ceux-ci soient justifiés, les cantons peuvent toutefois autoriser l’utilisation de pesticides. Le Conseil fédéral souhaite désormais assouplir cette réglementation. À l’avenir, les biocides pourraient aussi être exceptionnellement autorisés. Cela inclurait des produits si toxiques que leur utilisation n’est même pas autorisée dans l’agriculture.

Selon le Conseil fédéral, la révision de l’ordonnance est motivée par le frelon asiatique, qui s’attaque en particulier aux colonies d’abeilles et construit ses nids dans la forêt. L’autorisation serait délivrée par les cantons.

Les apiculteurs suisses, eux, n’ont jamais demandé l’utilisation de ces substances. Certes, ils se réjouissent que la nouvelle ordonnance leur donne plus de marge de manœuvre dans la lutte contre le frelon, «mais nous sommes contre le fait que des substances hautement toxiques puissent être pulvérisées dans la forêt», déclare Mathias Götti Limacher, directeur de l’association d’apiculteurs Apisuisse.

«Un projet disproportionné et des risques incalculables»

Les organisations environnementales, les médecins et les spécialistes de l’eau tirent également la sonnette d’alarme. Dans leurs prises de position, ils demandent au Conseil fédéral de renoncer à la modification prévue de l’ordonnance sur la réduction des risques liés aux produits chimiques (ORRChim). Ils mettent en garde contre des «risques incalculables pour la biodiversité, la santé et l’eau potable» et qualifient le nouveau projet de «disproportionné et inutile».

Les «Médecins en faveur de l’environnement» (MfE) s’expriment en termes très durs: «Il est absurde de vouloir protéger la biodiversité contre les espèces étrangères à l’aide de biocides, alors que ces biocides nuisent en même temps aux espèces indigènes et donc précisément à cette biodiversité», peut-on lire dans une lettre détaillée.

Les organisations environnementales critiquent le fait qu’une utilisation ciblée ne peut être garantie et que d’autres insectes, tels que les abeilles elles-mêmes, les coléoptères ou les papillons, pourraient être affectés. Ce qui pourrait par ailleurs entraîner des réactions en chaîne qui toucheraient également d’autres animaux, tels que les oiseaux.

Les poisons en passe d’être autorisés sont si toxiques que leur utilisation pourrait également avoir des effets inattendus, par exemple en contaminant l’eau potable. C’est pourquoi nombre d’experts en eau s’y opposent. Dans leur prise de position, ils soulignent que de nombreuses zones de protection des eaux souterraines ou zones d’alimentation de captages d’eau potable sont situés en forêt.

Les cantons ne devraient dès lors pas être autorisés à accorder de dérogations et, si nécessaire, cette responsabilité devrait revenir à la Confédération.

D’autres moyens de lutter contre le frelon asiatique

Il est en outre intéressant de noter que d’autres pays semblent résoudre le problème sans recourir aux pesticides. Selon Pro Natura, leur expérience est sans équivoque: les pesticides sont inutiles, coûteux et nocifs pour l’environnement. Alors que les méthodes mécaniques et biologiques sont plus efficaces et durables. Ainsi, après avoir initialement utilisé des pesticides contre les frelons, la France a changé d’approche. Et la Grande-Bretagne a réussi à endiguer leur propagation sans recourir aux produits chimiques.

Tout le monde s’accorde à dire que la solution privilégiée consiste à localiser rapidement les nids et à les détruire mécaniquement, même si cela peut s’avérer difficile selon leur emplacement. Contrairement à l’utilisation de pesticides, cette méthode est sans danger pour les abeilles. Le Conseil fédéral lui-même le mentionne dans une réponse à une interpellation de la conseillère aux États Maya Graf (Les Verts).

Un manque inquiétant d’études sur les risques

Mathias Götti, directeur d’Apisuisse, a participé il y a quelques semaines à une conférence sur le frelon asiatique. L’utilisation éventuelle de dioxyde de soufre a été discutée afin de pouvoir détruire les nids. Des essais avec de la poudre de charbon actif ont également été menés. «Ces deux produits ne laissent aucun résidu et peuvent être utilisés de manière ciblée sur un seul nid.» Pour Mathias Götti, les pulvérisations à grande échelle sont hors de question. Il souhaiterait plutôt que davantage de recherches soient menées sur la lutte contre ce frelon envahissant.

De leur côté, les organisations environnementales déplorent qu’aucune évaluation des risques (RFA) n’ait été effectuée pour l’utilisation des pesticides, alors que le Conseil fédéral l’exige dans ses directives pour ce type de consultations. Selon les «Médecins en faveur de l’environnement» (MfE), des études permettraient de montrer quels poisons sont susceptibles d’être utilisés, dans quelle mesure et avec quel impact sur la qualité des eaux souterraines.

Interrogé, l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) déclare quant à lui: «Dans le cadre d’un examen préliminaire, il a été déterminé si une analyse plus approfondie des conséquences économiques était nécessaire pour ce projet. Sur la base des résultats de cet examen préliminaire, la décision a été prise de ne pas procéder à une analyse approfondie des conséquences économiques.»

Les directives RFA exigent pourtant une estimation des conséquences économiques et des «effets sur l’environnement et la société». Le rapport explicatif de l’ordonnance précise que les risques environnementaux seraient examinés comme condition préalable à l’autorisation, c’est-à-dire par les cantons et à une date ultérieure.

Des poisons pour protéger l’industrie du bois

Martin Forter, directeur de MfE, se montre méfiant. «Des autorisations spéciales sont nécessaires. Or, dans les forêts, celles-ci sont déjà devenues la norme dans la lutte contre les scolytes, ce qui a conduit à l’épandage de grandes quantités d’insecticides hautement toxiques, tels que la cyperméthrine. Et ceci bien que son effet sur les organismes forestiers vivants n’ait jamais été étudié!»

MfE a en effet montré à plusieurs reprises que certains cantons ont laissé les autorisations exceptionnelles devenir la norme pendant des années sans même savoir combien de poison était pulvérisé dans leurs forêts. Or la cyperméthrine, par exemple, à raison de quelques gouttes, peut empoisonner des ruisseaux entiers. Si ces poisons sont autorisés, c’est généralement pour des raisons économiques. Par exemple afin que le bois abattu puisse être stocké plus longtemps dans la forêt, ce qui est moins coûteux. Le label FSC a d’ailleurs autorisé la cyperméthrine pendant des années. Et l’OFEV a déclaré à MfE qu’il fallait «respecter les conditions-cadres des acheteurs de bois».

En revanche, l’Association des propriétaires forestiers s’est prononcée contre cette mesure dans sa réponse à la consultation du fait que de nombreux propriétaires risquaient de perdre leur certification environnementale, telles que celles pour le bois FSC.

Au Conseil fédéral, le frelon asiatique a bon dos

La raison pour laquelle ces substances actives devraient également être autorisées dans les forêts dans certaines circonstances n’est donc pas claire. La modification de l’ordonnance fait suite à diverses interventions de membres du Parlement de tous les partis. La question a été discutée et modifiée au Parlement dans le cadre de commissions et de débats, toujours avec le frelon asiatique en ligne de mire. Interrogé, l’OFEV confirme toutefois que «les substances actives mentionnées par MfE dans sa prise de position sur la consultation relative à l’ORRChim ne sont pas prévues pour lutter contre le frelon asiatique dans les forêts.»

En février dernier, le Conseil fédéral a déclaré qu’il souhaitait utiliser l’ordonnance pour combler les «lacunes juridiques concernant la lutte contre les espèces exotiques envahissantes». Sa volonté de déréglementer l’utilisation des pesticides semble claire.

Selon le projet d’ordonnance, des substances hautement toxiques pourraient désormais être utilisées contre tous les arthropodes «exotiques envahissants » (insectes, araignées, crustacés). Car si les substances actives comme cyfluthrine, imiprothrine, epsilon-momfluorothrine ou métofluthrine sont autorisées au niveau européen, elles ne le sont pas encore en Suisse où seules l’imidaclopride, l’indoxacarbe, la transfluthrine et la 1R-trans-phénothrine sont présentes dans des biocides. Par exemple dans les gels appâts contre les fourmis et les cafards, les produits à étaler et les granulés solubles pour lutter contre les mouches dans les étables, ou encore dans les produits contre les fourmis dans et autour des maisons. La transfluthrine n’est utilisée que dans les boules ou les papiers antimites que l’on suspend dans les armoires.

La perméthrine est plus courante, par exemple dans les sprays insecticides. Selon l’OFEV, son utilisation à l’extérieur est soumise à des conditions strictes. Ces produits ne peuvent ainsi être utilisés que sur de petites surfaces et à l’abri de la pluie. Des conditions s’appliquent également à l’intérieur afin d’éviter tout rejet indirect dans les eaux.

La consultation sur ce dossier est désormais terminée. Selon l’OFEV, le Conseil fédéral devrait se prononcer à ce sujet au cours du prochain semestre.


Lire l’article original 

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin

Une claque aux Romands… et au journalisme international

Au moment où le Conseil fédéral tente de dissuader les cantons alémaniques d’abandonner l’apprentissage du français au primaire, ces Sages ignorants lancent un signal contraire. Il est prévu, dès 2027, de couper la modeste contribution fédérale de 4 millions à la chaîne internationale TV5Monde qui diffuse des programmes francophones, suisses (...)

Jacques Pilet

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet

Quand les PTT ont privatisé leurs services les plus rentables

En 1998, la Confédération séparait en deux les activités des Postes, téléphones et télégraphes. La télécommunication, qui s’annonçait lucrative, était transférée à une société anonyme, Swisscom SA, tandis que le courrier physique, peu à peu délaissé, restait aux mains de l’Etat via La Poste. Il est utile de le savoir (...)

Patrick Morier-Genoud

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray

Les délires d’Apertus

Cocorico! On aimerait se joindre aux clameurs admiratives qui ont accueilli le système d’intelligence artificielle des hautes écoles fédérales, à la barbe des géants américains et chinois. Mais voilà, ce site ouvert au public il y a peu est catastrophique. Chacun peut le tester. Vous vous amuserez beaucoup. Ou alors (...)

Jacques Pilet
Accès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger

Tchüss Switzerland?

Pour la troisième fois en 20 ans, le canton de Zurich envisage de repousser au secondaire l’apprentissage du français à l’école. Il n’est pas le seul. De quoi faire trembler la Suisse romande qui y voit une «attaque contre le français» et «la fin de la cohésion nationale». Est-ce vraiment (...)

Corinne Bloch
Accès libre

Stop au néolibéralisme libertarien!

Sur les traces de Jean Ziegler, le Suisse et ancien professeur de finance Marc Chesney publie un ouvrage qui dénonce le «capitalisme sauvage» et ses conséquences désastreuses sur la nature, le climat, les inégalités sociales et les conflits actuels. Il fustige les dirigeants sans scrupules des grandes banques et des (...)

Urs P. Gasche

Jean-Stéphane Bron plaide pour une diplomatie «de rêve»

Plus de vingt ans après «Le Génie helvétique» (2003), puis avec l’implication politique élargie de «Cleveland contre Wall Street» (2010), le réalisateur romand aborde le genre de la série avec une maestria impressionnante. Au cœur de l’actualité, «The Deal» développe une réflexion incarnée, pure de toute idéologie partisane ou flatteuse, (...)

Jean-Louis Kuffer

Un tunnel bizarroïde à 134 millions

Dès le mois prochain, un tunnel au bout du Léman permettra de contourner le hameau des Evouettes mais pas le village du Bouveret, pourtant bien plus peuplé. Un choix qui interroge.

Jacques Pilet

Droits de douane américains: une diplomatie de carnotzet et de youtse

Le déplacement de Karin Keller-Sutter et de Guy Parmelin aux Etats-Unis, pour tenter d’infléchir la décision d’une taxe supplémentaire de 39 % pour les exportations suisses, a été un aller-retour aussi furtif qu’inutile, la honte en rabe. L’image de nos représentants à Washington, l’air perdu, penauds et bafouillants, fixe définitivement (...)

Jamal Reddani

Cachez ces mendiants que je ne saurais voir!

Après une phase que l’on dira «pédagogique», la Ville de Lausanne fait entrer en vigueur la nouvelle loi cantonale sur la mendicité. Celle-ci ne peut désormais avoir lieu que là où elle ne risque pas de déranger la bonne conscience des «braves gens».

Patrick Morier-Genoud

La Suisse ne dit pas non aux armes nucléaires

Hiroshima, qui commémorait le 6 août les 80 ans de la bombe atomique, appelle le monde à abandonner les armes nucléaires. Mais les Etats sont de moins en moins enclins à y renoncer.

Jacques Pilet

Quentin Mouron ressaisit le bruit du temps que nous vivons

Avec «La Fin de la tristesse», son onzième opus, le romancier-poète-essayiste en impose par sa formidable absorption des thèmes qui font mal en notre drôle d’époque (amours en vrille, violence sociale et domestique, confrontation des genres exacerbée, racisme latent et dérives fascisantes, méli-mélo des idéologies déconnectées, confusion mondialisée, etc.) et (...)

Jean-Louis Kuffer