De Rugy ou la déconnexion du homard

Publié le 25 juillet 2019

Et si ce n’était pas les élites qui se déconnectaient du peuple mais l’inverse, le peuple qui déconnecte les élites? – © Wikimédia

Que serait la politique en France sans ces scandales qui associent luxe et pouvoirs ? Avec la régularité d’une pendule neuchâteloise et la constance des marées océanes, ils reviennent sur le tapis de soie, avec à chaque fois un signe emblématique pour les distinguer.

Il y avait Chirac et ses frais de bouche, Sarkozy et ses Rolex, Fillon et ses costards, Aquilino Morelle (conseiller de l’alors président Hollande) et son cireur de pompes faites sur mesure. Il vient d’y avoir François de Rugy et son homard fatal.

Bien sûr, ces affaires sont toutes de natures fort diverses; certaines frôlent le code, d’autres le défrisent. Mais chacune d’entre elles a suscité ce commentaire devenu lieu commun sous la plume des éditorialistes:

«C’est le signe que les élites se sont déconnectées du peuple».

Et de citer en exemple le premier ministre danois, Lars Løkke Rasmussen, qui a quitté son gouvernement, à pied et sac à dos, après en avoir été remercié par les électeurs; ou les conseillers fédéraux suisses qui prennent le tram ou boivent leur café (pour les plus sobres, il y en a, paraît-il) dans les bistrots de Berne.

Et si c’était le peuple qui déconnectait les élites?

Et si ce n’était pas les élites qui se déconnectaient du peuple mais l’inverse, le peuple qui déconnecte les élites?

Aucun membre du gouvernement suisse, s’il se mêle à la foule, ne suscitera d’émeute… Tout juste un sourire pour ses rares partisans, un regard noir pour ses quelques opposants et une massive indifférence pour le reste.

Maintenant, imaginez la scène à Paris: le président Macron parvient à déjouer la vigilance de sa garde rapprochée. Ce qui n’est pas joué d’avance, loin de là. Même si le Benalla n’est aujourd’hui plus de saison, il y a toujours des agents pour marquer le chef de l’Etat aussi étroitement que Pablo Maffeo le fait à l’égard de Lionel Messi.

Mais enfin, Emmanuel Macron est du genre malin. Admettons qu’il soit parvenu à franchir le portail de l’Elysée en piéton solitaire sans provoquer l’alarme générale. Que se passerait-il? Le président n’aurait même pas le temps de rejoindre le Buddha-Bar tout proche qu’une meute de badauds ferait mur devant lui, quémandant un autographe, une place sur la tribune présidentielle pour le défilé du 14 juillet, un boulot sans pour autant traverser la rue, une baisse d’impôt, une augmentation de salaire, la victoire du PSG en Ligue des Champions, une signature sur le ballon du petit, une place face à la mer au camping de Palavas-les-Flots, la fin de la canicule, l’adresse de son tailleur, celle de son bottier, un gyrophare pour amuser les enfants et puis, des selfies, des selfies encore des selfies.

Voilà le résultat, au moins pour la partie la plus favorable des badauds. Car, vous connaissez la France, il y a toujours des Gilets Jaunes qui traînent, des grincheux qui grincent, des imprécateurs qui vitupèrent, des mécontents qui hurlent, des révoltés qui robespierrisent, des bilieux qui grimacent, quand ce n’est pas des furieux qui veulent s’emparer du président pour le pendre à un réverbère.

Je suis certain qu’Emmanuel Macron aimerait bien ­– comme ça, au débotté, parce que ça lui chante – prendre Brigitte par la main pour se promener sans but, nez au vent. Mais c’est le peuple qui l’en empêche. C’est lui qui le déconnecte du réel.

Fascination-répulsion

La première réaction est de constater que le Danemark et la Suisse sont des petits pays de vieille démocratie où la proximité entre gouvernants et citoyens s’accomplit de façon plus naturelle qu’en France. Fausse piste: les fastes qui entourent les dirigeants dans certains pays de taille encore plus modeste feraient pâlir d’envie Louis XIV lui-même, comme le

Sultanat du Brunei (450’565 habitants), par exemple.

Autre piste plus convaincante: macronlâtres et macronphobes – malgré leur évidente opposition, sont mus par un même sentiment: la fascination. Fascination du pouvoir qui fait tout pour fasciner depuis que la France vit en monarchie sous diverses formes. Fascination pour la figure qui incarne la puissance en un seul homme. Fascination pour ce qui scintille dans la lumière bleue des téléviseurs. Elle entraîne à la fois l’adulation et la répulsion, parfois au sein du même individu.

Retour en Suisse. Franchement, qui pourrait être fasciné par Ueli Maurer qui ressemble à un nain de jardin égaré sur un trottoir? Ou par Alain Berset, qui brille surtout par sa calvitie? Ou par Ignazio Cassis qui a toujours l’air du type qui veut vous refiler une assurance-maladie? Le système politique suisse – fait de décisions prises collégialement, de contre-pouvoirs, d’équilibres multiculturels – est incompatible avec la personnification de ses acteurs. Personne ne demandera la lune au Conseil fédéral, car on sait qu’il ne fait pas la pluie et le beau temps.

Mais il y a aussi autre chose chez les Suisses: un rejet viscéral de tout culte de la personnalité qui s’étend aussi aux vedettes des médias ou du cinéma. Sans doute, Calvin est-il passé par-là, lui qui avait interdit que l’on identifiât sa tombe, de crainte d’y susciter quelque adoration. Il y en a bien une à Genève, au cimetière de Plainpalais, marquée par de discrètes initiales «j.c » mais personne ne peut certifier que le Réformateur y repose. Cela provoque d’ailleurs la déception des nombreux protestants coréens qui viennent en pèlerinage à Genève. Pensant se recueillir devant un monument taillé à la mesure du personnage, il ne trouve qu’une vieille pierre tombale presqu’anonyme, reléguée dans un coin. 

Richard Bohringer en terrasse

Cette disposition d’esprit est également illustrée par cette petite anecdote vécue il y a plusieurs années. Le grand acteur français Richard Bohringer vient à la rédaction de la Tribune de Genève pour y être interviewé. L’entrevue se passe très bien. Le sympathique Bohringer discute avec les uns et les autres à la rédaction.

L’été donne soif: «Et si on allait boire une bière à la terrasse des Rois?», lance un journaliste (le bistrot a changé de nom). Approbation générale. Mais l’acteur émet un doute: «En terrasse? Mais je risque de me faire emmerder par des demandeurs d’autographes!» «Non, non, vous verrez, personne ne viendra nous importuner. Vous êtes à Genève… » Pas très rassuré, Richard Bohringer s’installe à la terrasse du café. Les passants vont et viennent. Pas un regard pour l’acteur.

Ah, si… deux superbes jeunes filles aux jambes bronzées tournent brièvement la tête vers la vedette. L’une d’entre elles s’adresse à sa copine: «T’as vu? Y a Bohringer, là, aux Rois… » Réponse de l’autre: «Ah ouais, c’est marrant!» Et les deux paires de jambes bronzées de poursuivre leur chemin. Dans les yeux de Richard Bohringer, une petite lueur où transparaissaient à la fois un certain soulagement et une évidente déception.

Certes, il est toujours hasardeux d’émettre des généralités. Toutefois, ce comportement social est, me semble-t-il, ce qui différencie peut-être le plus les Français et les Suisses. Après douze ans de travail à Paris, c’est sans doute le seul sentiment qui me sépare de mes amis de l’Hexagone: je suis rigoureusement incapable d’adulation. Mais pour tout le reste, rien ne me sépare d’eux. Nous avons tous été nourris par les Fables de La Fontaine. Ça crée des liens indissolubles.

Il n’y a pas lieu de s’en réjouir ou de s’en blâmer. L’absence d’adulation facilite l’exercice de la démocratie et de la raison. Mais l’adulation permet aussi de se sublimer pour tenter d’atteindre, comme Jacques Brel, l’inaccessible étoile.


Retrouvez cet article sur le blog de Jean-Noël Cuénod.

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