De la Singine chaude aux libertaires fribourgeois

Publié le 22 juillet 2022
Nous reprenons ici le récit du tour de la Suisse romande à pied commencé l’été dernier et qui nous avait conduit de Saint-Maurice aux Gastlosen en remontant les Alpes vaudoises en sept journées de marche. Aujourd’hui l’étape Lac Noir - Zollhaus - Planfayon - Rechthalten - Saint-Ours - Bourguillon - Fribourg .

Départ en douceur un peu avant neuf heures en suivant le cours de la Singine dite «chaude» qui s’écoule du Lac Noir. Ses eaux sont plus tempérées que la Singine «froide» qui, elle, descend du lagon bernois de Gantrisch, situé 500 mètres plus haut et moins exposé au soleil. Les deux bras de la Singine se rejoignent à Zollhaus, un lieu-dit qui abrite aujourd’hui une immense scierie et semble avoir perdu depuis longtemps sa fonction de douane.

Le sentier suit le lit de la rivière à l’ombre des arbres et fait profiter le randonneur de la fraîcheur de l’eau. Les premières heures de marche sont d’autant plus agréables que mes crampes semblent avoir décidé de ne pas trop me torturer ce matin.

En compagnie d’un renard

A Planfayon, seul le café est ouvert. Depuis hier, la température a augmenté d’une dizaine de degrés et le thermomètre flirte avec les 30 degrés. La traversée du plateau s’annonce rude. Les côtes sont peu élevées mais font beaucoup transpirer. A Rechthalten, le restaurant affiche complet. Faute de terrasse, il faudra se contenter d’un champ récemment fauché, en compagnie d’un renard que le bruit des botteleuses et des moissonneuses-batteuses qui s’ébrouent au loin ne semble pas déranger.

Les montagnes ont disparu. A l’approche de Fribourg, les villages se garnissent de zones résidentielles. Le chemin quitte les prairies et les champs de blé pour s’enfoncer dans des quartiers de villas, sans transition. Hier encore, du blé, du foin ou du seigle poussaient peut-être sous ces immeubles et ces gazons ripolinés.

A Saint-Ours, une terrasse ombragée offre ses chaises confortables. Trop tard. Le patron vient de fermer sa caisse et fait ses comptes avec son employé. Il s’apprête à baisser le rideau pour trois semaines. Il part cet après-midi même en Turquie. Quarante heures et 2800 kilomètres de route l’attendent jusqu’à Ankara. Qu’à cela ne tienne! Il vient d’un pays où l’on ne transige pas avec les lois de l’hospitalité. Il m’offre une bière limonade bien fraîche et s’engouffre dans sa voiture chargée à ras bord. Sa terrasse est à ma disposition. Je n’aurai qu’à poser les bouteilles vides dans un coin en partant.

Encore un dernier effort pour atteindre Fribourg par la route de l’Est. Le chemin des gorges du Gottéron est fermé à cause des intempéries. Enfin, du sommet de Bourguillon, on aperçoit la cathédrale Saint-Nicolas à travers les frondaisons. Reste à descendre jusqu’à la Sarine, au fond de la gorge, en traversant les impressionnantes fortifications médiévales qui marquent l’entrée dans la ville basse, avant de remonter à l’Hôtel de Ville.

Engagement et liberté

Sur la place, j’appelle mon ami Francis qui doit venir me chercher pour partager une fondue chez lui, dans la Glâne, à une quinzaine de kilomètres de Fribourg.

Francis est un ami de collège. On se connaît depuis plus de cinquante ans. Il n’a pas changé. Toujours anticonformiste et critique du «système» qu’il s’est efforcé de piquer de l’intérieur. La dernière fois que j’ai passé chez lui, il faisait de l’agriculture bio et nous étions allé vendre ses légumes au marché de Fribourg, près de la cathédrale Saint-Nicolas. Aujourd’hui, après avoir tâté de l’hypnose, il s’occupe de son fils trisomique avec un dévouement qui force l’admiration. Nous commençons par partager nos expériences politiques, Francis s’étant présenté cinq fois aux élections fribourgeoises, toujours comme candidat indépendant, soit au Conseil d’Etat, soit aux Conseils national ou des Etats.

Il faut dire que Francis a de qui tenir. Lui et ses quatre frères ont défrayé la chronique fribourgeoise et romande pendant des décennies. Il n’a jamais renoncé à ses idéaux, quoiqu’il lui en ait coûté. Il a toujours défendu des valeurs écologistes et libertaires, en dehors de tout parti, avec une constance de sage stoïque. Et il n’a jamais fait mystère de ses préoccupations spirituelles, qui sont aussi une marque de sa famille, malgré ses démêlés avec la justice.

Son frère Jean-Bernard, après une jeunesse hasardeuse, a milité pour les mêmes idéaux avec sa compagne Judith Baumann en transformant leur Pinte des Mossettes en haut lieu de la gastronomie naturelle et de la résistance aux grands distributeurs, à la bouffe industrielle et au syndicat de l’agrochimie. Quant au troisième des frères, Jacques, plusieurs fois condamné, plusieurs fois évadé, rangé des voitures et devenu cuisinier-restaurateur après avoir fait le tour de toutes les prisons du pays, il est resté, à 70 ans, l’anarchiste engagé et le rebelle qu’il a toujours été.

Je me souviens qu’à l’âge de vingt ans, alors que je déposais Francis chez ses parents à Autavaux et que je sortais la valise du coffre de la voiture, leur père m’avait lancé cette boutade mi-ironique, mi-résignée: «Merci. Vous me ramenez le seul fils qui ne soit pas en prison.»

Quarante-cinq ans plus tard, les frères Fasel n’ont pas fini de nous surprendre. Ni de nous apprendre ce que signifient les mots engagement et liberté.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin

Une claque aux Romands… et au journalisme international

Au moment où le Conseil fédéral tente de dissuader les cantons alémaniques d’abandonner l’apprentissage du français au primaire, ces Sages ignorants lancent un signal contraire. Il est prévu, dès 2027, de couper la modeste contribution fédérale de 4 millions à la chaîne internationale TV5Monde qui diffuse des programmes francophones, suisses (...)

Jacques Pilet

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet

Quand les PTT ont privatisé leurs services les plus rentables

En 1998, la Confédération séparait en deux les activités des Postes, téléphones et télégraphes. La télécommunication, qui s’annonçait lucrative, était transférée à une société anonyme, Swisscom SA, tandis que le courrier physique, peu à peu délaissé, restait aux mains de l’Etat via La Poste. Il est utile de le savoir (...)

Patrick Morier-Genoud

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray

Les délires d’Apertus

Cocorico! On aimerait se joindre aux clameurs admiratives qui ont accueilli le système d’intelligence artificielle des hautes écoles fédérales, à la barbe des géants américains et chinois. Mais voilà, ce site ouvert au public il y a peu est catastrophique. Chacun peut le tester. Vous vous amuserez beaucoup. Ou alors (...)

Jacques Pilet

Tchüss Switzerland?

Pour la troisième fois en 20 ans, le canton de Zurich envisage de repousser au secondaire l’apprentissage du français à l’école. Il n’est pas le seul. De quoi faire trembler la Suisse romande qui y voit une «attaque contre le français» et «la fin de la cohésion nationale». Est-ce vraiment (...)

Corinne Bloch
Accès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger

Jean-Stéphane Bron plaide pour une diplomatie «de rêve»

Plus de vingt ans après «Le Génie helvétique» (2003), puis avec l’implication politique élargie de «Cleveland contre Wall Street» (2010), le réalisateur romand aborde le genre de la série avec une maestria impressionnante. Au cœur de l’actualité, «The Deal» développe une réflexion incarnée, pure de toute idéologie partisane ou flatteuse, (...)

Jean-Louis Kuffer

Un tunnel bizarroïde à 134 millions

Dès le mois prochain, un tunnel au bout du Léman permettra de contourner le hameau des Evouettes mais pas le village du Bouveret, pourtant bien plus peuplé. Un choix qui interroge.

Jacques Pilet

Droits de douane américains: une diplomatie de carnotzet et de youtse

Le déplacement de Karin Keller-Sutter et de Guy Parmelin aux Etats-Unis, pour tenter d’infléchir la décision d’une taxe supplémentaire de 39 % pour les exportations suisses, a été un aller-retour aussi furtif qu’inutile, la honte en rabe. L’image de nos représentants à Washington, l’air perdu, penauds et bafouillants, fixe définitivement (...)

Jamal Reddani

Cachez ces mendiants que je ne saurais voir!

Après une phase que l’on dira «pédagogique», la Ville de Lausanne fait entrer en vigueur la nouvelle loi cantonale sur la mendicité. Celle-ci ne peut désormais avoir lieu que là où elle ne risque pas de déranger la bonne conscience des «braves gens».

Patrick Morier-Genoud

La Suisse ne dit pas non aux armes nucléaires

Hiroshima, qui commémorait le 6 août les 80 ans de la bombe atomique, appelle le monde à abandonner les armes nucléaires. Mais les Etats sont de moins en moins enclins à y renoncer.

Jacques Pilet

Quentin Mouron ressaisit le bruit du temps que nous vivons

Avec «La Fin de la tristesse», son onzième opus, le romancier-poète-essayiste en impose par sa formidable absorption des thèmes qui font mal en notre drôle d’époque (amours en vrille, violence sociale et domestique, confrontation des genres exacerbée, racisme latent et dérives fascisantes, méli-mélo des idéologies déconnectées, confusion mondialisée, etc.) et (...)

Jean-Louis Kuffer

Trouver le juste cap dans la tempête

La tornade qui, en Europe, s’est concentrée sur la Suisse nous laisse ébaubis. Le gros temps durera. Ou s’éclaircira, ou empirera, selon les caprices du grand manitou américain. Les plaies seront douloureuses, la solidarité nécessaire. Il s’agira surtout de définir le cap à suivre à long terme, à dix, à (...)

Jacques Pilet