Comment le Swiss Finance Institute influence la recherche financière

Publié le 18 octobre 2024
Sur la débâcle du CS, les banques de l'ombre et les opérations risquées sur les produits dérivés, la plupart des professeurs de finance restent silencieux. Il y a une raison à cela.

Article publié sur Infosperber le 16 octobre 2024, traduit par Bon Pour La Tête


25 des 75 professeurs de finance suisses qui sont membres du Swiss Finance Institute (SFI) privé reçoivent de celui-ci un bonus annuel d’au moins 50’000 francs. Le SFI est contrôlé par de grandes banques. Cette «association de l’expérience pratique et de l’excellence académique» doit, selon la propre déclaration du SFI, «renforcer la place financière suisse». A noter: les bénéficiaires de l’argent sont tous des hommes.

Une enquête du collectif de recherche WAV a fait la lumière sur un système de bonus académiques douteux de la part de cet institut. The Lamb et Republikont publié cette enquête à la mi-septembre. Le SFI n’en a pas été «amusé» et a diffusé un «droit de réponse» que les deux publications n’ont toutefois pas été obligées de publier. Comme le font toujours les sponsors, le SFI affirme n’avoir aucune influence sur l’enseignement et la recherche.

Le 22 avril dernier, Marc Chesney et Peter Ulrich, tous deux professeurs, constataient sur Infosperber que la grande majorité des nombreux professeurs de finance suisses n’avaient pas commenté la débâcle de Credit suisse, ni le risque de concentration d’UBS. Dans le monde académique, ce sont surtout les professeurs d’économie et les historiens de l’économie qui se manifesteraient, mais, de manière frappante, pratiquement aucun professeur de finance. En 2014 déjà, Chesney avait dénoncé le sponsoring universitaire dans la NZZ. Mais ses propos sont restés sans suite.

Jusqu’en 2017, Marc Chesney était, en tant que professeur, quasi automatiquement membre de la faculté SFI, mais ne percevait pas de bonus. Une preuve selon le SFI que les opinions critiques à l’égard des grandes banques sont bien tolérées en son sein…

Le 26 avril 2024, Infosperber avait entrepris d’expliquer pourquoi de nombreux professeurs se montraient, dans leurs opinions, favorables à l’industrie et aux banques. Voici les principaux faits rassemblés par Sophie Hartmann et Maria-Theres Schuler du collectif de recherche.

Contexte et financement

Le Swiss Finance Institute est une fondation privée basée à Zurich, créée en 2005 pour maintenir le secteur bancaire et financier suisse à la pointe de la recherche internationale. La fondation finance des professeurs de finance sélectionnés dans différentes universités suisses, dont l’université de Zurich, l’EPFZ, l’université de Saint-Gall et d’autres. Ce financement est en grande partie assuré par des banques membres de l’Association suisse des banquiers et est lié à des performances académiques spécifiques. Le financement par les banques soulève des questions quant à l’indépendance de la recherche, car les critères d’excellence académique sont fixés par le conseil de fondation, composé en majorité de représentants des banques. Cela entraîne des conflits d’intérêts potentiels, car le lobby financier exerce de cette manière une influence sur la formation et la recherche universitaires.

Salaires et incitations

Les professeurs qui occupent une chaire de lu SFI reçoivent de celui-ci une augmentation de salaire annuelle de 50’000 francs. Ces augmentations de salaire sont liées à la satisfaction de certains critères académiques, ce qui augmente la pression sur les chercheurs pour qu’ils s’alignent sur les intérêts du secteur financier. En outre, les professeurs affiliés au SFI peuvent demander des «contrats d’échange de connaissances» afin de recevoir également ou en plus 50’000 francs par an. Ces contrats exigent des professeurs qu’ils organisent des séminaires ou des discussions pour les banques.

La liste des chaires de fondation de l’université de Zurich (UZH) ne permet pas de savoir quels professeurs reçoivent de telles indemnités – bien que le SFI finance le salaire de base de deux chaires. Les autres frais liés à ces chaires, tels que le secrétariat, les assistants, le bureau et l’infrastructure, sont à la charge des contribuables.

Selon le service de presse de l’UZH, ces gains supplémentaires réalisés par les professeurs ne peuvent être rattachés à aucune des catégories de transparence existantes, puisqu’il s’agit d’une distinction pour «l’excellence scientifique». C’est pourquoi les versements de ces 50’000 francs seraient considérés administrativement comme des activités annexes, sans risque de conflit d’intérêts.

Influence sur la recherche et l’enseignement

Les liens étroits entre le SFI et les universités ont un impact considérable sur le contenu de l’enseignement. Une grande partie des cours dans le domaine des sciences financières sont dispensés par des professeurs affiliés à l’institut, ce qui peut conduire à une perspective unilatérale dans l’enseignement.

Les journalistes notent: «Les obligations sont multiples, comme le montre un contrat type pour une chaire SFI. Celles-ci doivent rendre compte chaque année au directeur de l’institut de leurs activités liées à la recherche et mentionner leur appartenance à la SFI en première ou deuxième position lors de publications ou de conférences. Elles doivent écrire pour la Research Paper Series du SFI et contribuer activement au recrutement de « talents exceptionnels » pour leur université. De plus, le SFI évalue tous les cinq ans l' »excellence scientifique » de leurs titulaires de chaires et décide s’ils continuent à recevoir leur bonus».

Les critiques affirment que cela limite la place pour des approches alternatives dans la recherche financière. Les critères de sélection des chaires SFI se basent fortement sur les publications dans des revues scientifiques renommées comme le Journal of Finance ou le Journal of Financial Economics. Pour obtenir une chaire SFI, les candidats doivent avoir publié au moins quatre articles dans ces revues au cours des six dernières années. Il en résulte que ce sont surtout les positions dominantes dans le paysage qui sont encouragées et que les approches alternatives comme la finance critique ou les perspectives interdisciplinaires sont désavantagées.

La dépendance financière vis-à-vis du SFI peut avoir pour conséquence que l’intégrité scientifique et la responsabilité sociale soient reléguées au second plan. Le lien étroit entre les bonus et les positions académiques peut ainsi menacer l’indépendance de l’enseignement et conduire à négliger les perspectives critiques dans la recherche financière.

SFI: «Des représentants des universités partenaires siègent aussi au conseil de fondation»

Dans son droit de réponse, le Swiss Finance Institute se défend d’avoir «majoritairement des représentants des banques» aux commandes, comme l’a pourtant constaté le collectif de recherche. Le SFI précise à ce sujet: «Le conseil de fondation du SFI comprend, outre des représentants des banques, quatre représentants des universités partenaires du SFI».

Le fait est que le président (UBS) et le vice-président (Banque cantonale de Zurich) sont des représentants de grandes banques. Sur les 14 membres du conseil de fondation, seuls 4 ne sont pas des représentants du secteur financier. Klaus Möller, professeur de Performance Management/Controlling à l’université de Saint-Gall, Frédéric Herman, recteur de l’université de Lausanne, Luisa Lambertini, rectrice de l’Università della Svizzera italiana et Christian Schwarzenegger, vice-recteur de l’université de Zurich et professeur de droit pénal et d’information scientifique, ont donné leur nom.

Dans son droit de réponse, le SFI indique aussi qu’il publie tous les contrats passés avec les universités partenaires, au cas où ceux-ci seraient réclamés par la presse ou le public, au nom de la loi sur la transparence. L’équipe d’investigation relève: ces contrats ne sont pas publiés sur le site internet du SFI.

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