Brexit Day: dernières heures dans l’Union

Publié le 2 février 2020
Reportage à Londres vendredi 31 janvier, jour officiel de la sortie du Royaume-Uni de l’UE.

La bière et la haine. C’est en deux mots le visage affiché par ceux qui ont gagné la longue bataille pour le Brexit. Après presque 4 ans de débats et de déchirements, 2 changements de Premier ministre, 2 scrutins, remportés par les Brexiters1, 47 ans passés dans la Communauté Economique Européenne puis l’Union Européenne, ce vendredi 31 janvier à 23 heures, heure locale, minuit heure de Bruxelles, le Royaume-Uni a quitté l’UE.

«Oh my God, this is happening»: l’incrédulité, d’abord, était sur toutes les lèvres. 

© B. Lebrun

«Pas d’inquiétude, rien ne changera demain matin» ont répété, toute la journée de vendredi, les journaux et les politiques. Le compte à rebours était égrené en continu par la BBC et projeté sur la façade du 10 Downing Street, la résidence du Premier ministre, l’artisan du Brexit Boris Johnson. 

Pour autant, en dehors des abords de Parliament Square, où Nigel Farage, du Brexit Party, avait appelé au rassemblement festif de tous les défenseurs du «Leave», tout était, à Londres, comme d’habitude. Les touristes affluaient, certains portant un masque chirurgical (2 cas de coronavirus sont déclarés en Angleterre), attirés par les lumières de Picadilly Circus, peu soucieux de ce qui se tramait quelques mètres plus loin. 

Optimiste et prêt à relever le défi du saut dans l’inconnu, Boris Johnson donnait une fête privée à Downing Street, où plusieurs bouteilles d’«English champagne» ont été débouchées. 

Un roi d’Angleterre Brexiter aux pieds de Churchill. © B. Lebrun

Sur Parliament Square, devant le Palais du parlement, aux pieds de la statue de Winston Churchill, ils étaient là dès le début d’après-midi. Des centaines de caméras, les télés du monde entier, des centaines de policiers, et les vainqueurs du jour, les Brexiters. Déguisés, habillés de pied en cap aux couleurs de l’Union Jack, agitant pancartes et drapeaux, ils se prêtaient au jeu des photographies. Des British typiques, ceux que l’on reconnaît dans le monde entier au premier coup d’oeil, dans les tribunes des matches de rugby. Façon de dire que l’événement était celui de toute une nation, une victoire patriotique contre l’hydre supranationale. 

Mais à bien y regarder, l’ambiance n’était pas vraiment joyeuse, encore moins détendue.

Beaucoup de familles, visiblement défavorisées, avaient fait le déplacement depuis le nord-est de l’Angleterre, le bastion électoral des pro-Brexit. Et sur leurs visages se lisait un sentiment de fierté. «Nous avons vaincu l’establishment» disent-ils. De revanche, aussi. «Nous reprenons le contrôle» (un des slogans de la campagne), «nous retrouvons notre pays, notre souveraineté, nos frontières…»; «Vive Boris!» Nulle allusion ne sera faîte à la Reine. 

A la question de l’avenir, ils bottent en touche: «Au moins, nous, nous sommes fiers de notre drapeau, nous pouvons le hisser à nouveau et sans honte!» 

«Happy Brexit!» nous souhaitent des groupes costumés. «C’est un grand jour, un moment excitant, nous avançons, nous bâtissons notre futur nous-mêmes!» 

© B. Lebrun

C’est, en effet, un grand jour pour l’ébriété nationaliste. Bizarrement, l’exaltation n’est pas communicative. Il y a des sous-entendus que certains, déjà éméchés, formulent à haute voix. «Fuck EU!», en substance. Vers 19 heures, un attroupement se forme. La pluie a commencé à tomber, un petit groupe essaie de mettre le feu à un drapeau de l’UE… et le nylon détrempé ne brûle pas. L’atmosphère est lourde et haineuse. Des Français, partisans du «Frexit», applaudissent. 

19h19, le drapeau de l’UE ne brûle pas. © B. Lebrun

A 22h45, Nigel Farage fait son apparition sur une scène, projeté en même temps sur écran géant. L’esplanade boueuse est pleine de monde et de drapeaux. «We did it!» triomphe l’ancien eurodéputé eurosceptique. «Nous sommes là ce soir pour célébrer notre victoire. Et nous devons cette victoire au fait que Westminster (le Parlement, «l’élite») s’est détaché de son peuple, de son propre pays. La démocratie a gagné cette bataille. Pour ma part, je crois en l’Europe, je n’ai jamais cru en l’Union Européenne.» 

Big Ben, en réparation et couvert d’échafaudages, ne sonnera pas à 23 heures. Une réplique potache, un carillon surnommé «Little Ben», et un enregistrement sonore des coups de cloches font l’affaire. A l’heure dite, «We’re out», «nous sommes sortis» affiche l’écran. Aux acclamations succèdent quelques secondes de silence, de sidération. Puis, l’affaire prend un tour folklorique. Des joueurs de cornemuse costumés accompagnent un karaoké géant de l’hymne britannique, «God save the Queen». 

La fête est finie. Voilà pour le symbole. En réalité, le Brexit Day n’est qu’un début, le début d’une «période de transition» qui durera 11 mois. 

Les numéros « historiques » des quotidiens britanniques, samedi 1er février. © M. Céhère

Les préoccupations des Britanniques et des citoyens européens sont pragmatiques: y aura-t-il une augmentation des tarifs de téléphonie mobile? le cours de la livre sterling va-t-il marquer le pas? (verdict demain matin à l’ouverture des marchés), quand le passeport changera-t-il de couleur (du bordeaux au bleu)? les passeports pour animaux de compagnie, une spécialité britannique, sont-ils toujours valables? La réponse est toujours la même: «pas aujourd’hui, on verra plus tard».

Ce qui a déjà changé, à l’heure où nous écrivons ces lignes, le jour d’après, dans un café de Gloucester Road, est assez infime. Les députés européens britanniques ont quitté Bruxelles. Une valse de drapeaux hissés et descendus, à Londres et à Bruxelles, a été abondamment documentée par les journaux. Une nouvelle pièce de 50 pence entre en circulation aujourd’hui. Et… c’est tout. 

© B. Lebrun

En revanche, l’impact politique est considérable. Nous avons là un Premier ministre dont l’action est visible, tangible; qui a promis de réaliser la sortie de l’UE et qui l’a fait. Une manière inattendue mais terriblement efficace de restaurer la confiance et l’image des politiques.

De son côté, le maire de Londres Sadiq Khan a fait part de sa grande tristesse, et rappelé que la capitale avait voté en majorité (60%) contre le Brexit. 

En Ecosse, autre grande perdante du référendum (62% des électeurs souhaitaient rester), les «Remainers» se sont rassemblés pour dire «au revoir», et pas adieu, à l’UE, rappel de leur volonté un peu désespérée de demeurer dans l’Union. 

© B. Lebrun

Comme la pluie qui tombait sur Parliament Square, il est temps de sécher les «larmes des Remainers». Une nouvelle ère et une nouvelle bataille commencent. Il risque d’y avoir des dommages collatéraux, c’est assumé. Le nouvel accord avec l’UE ne pourra pas être plus avantageux pour le Royaume-Uni qu’il ne l’était avant le Brexit.

Qu’importe. «Friendship» est le mot le plus entendu sur les ondes depuis vendredi soir. Faire front commun, se réconcilier entre eux et avec le reste de l’Europe, tel est le défi optimiste que se donnent maintenant les Britanniques, seuls sur leur île.


1Le référendum sur le Brexit, le 23 juin 2016, voit s’imposer le «Leave» à 51,9%. Aux élections générales du 12 décembre 2019, le parti Tory de Boris Johnson l’emporte avec 43,6% des voix. 

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin
Politique

Moldavie: victoire européenne, défaite démocratique

L’Union européenne et les médias mainstream ont largement applaudi le résultat des élections moldaves du 28 septembre favorable, à 50,2 %, à la présidente pro-européenne Maia Sandu. En revanche, ils ont fait l’impasse sur les innombrables manipulations qui ont entaché le scrutin et faussé les résultats. Pas un mot non (...)

Guy Mettan
Sciences & Technologies

Facture électronique obligatoire: l’UE construit son crédit social chinois

Le 1er janvier 2026, la Belgique deviendra l’un des premiers pays de l’UE à mettre en place l’obligation de facturation électronique imposée à toutes les entreprises privées par la Commission européenne. Il s’agit d’une atteinte majeure aux libertés économiques et au principe de dignité humaine, soutenu par l’autonomie individuelle. Outre (...)

Frédéric Baldan

Censure et propagande occidentales: apprendre à les débusquer

Les affaires encore fraîches des drones russes abattus en Pologne et du bombardement israélien au Qatar offrent de belles illustrations du fonctionnement de la machine de guerre informationnelle dans nos pays démocratiques. Il existe en effet une matrice de la propagande, avec des scénarios bien rôdés, qu’on peut voir à (...)

Guy Mettan

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan
Accès libre

La politique étrangère hongroise à la croisée des chemins

Pour la première fois en 15 ans, Viktor Orban est confronté à la possibilité de perdre le pouvoir, le parti d’opposition de Peter Magyar étant en tête dans les sondages. Le résultat pourrait remodeler la politique étrangère de la Hongrie, avec des implications directes pour l’Union européenne.

Bon pour la tête
Accès libre

L’individualisme, fondement démocratique, selon Tocqueville

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs? Pour le penseur français Alexis de Tocqueville (1805-1859), l’individualisme et l’égalisation des conditions de vie sont deux piliers essentiels de la démocratie.

Bon pour la tête

Ukraine: le silence des armes n’est plus impossible

Bien qu’elles soient niées un peu partout en Occident, des avancées considérables vers une résolution du conflit russo-ukrainien ont eu lieu en Alaska et à Washington ces derniers jours. Le sort de la paix dépend désormais de la capacité de l’Ukraine et des Européens à abandonner leurs illusions jusqu’au-boutistes. Mais (...)

Guy Mettan

Quand la France et l’UE s’attaquent aux voix africaines

Nathalie Yamb est une pétroleuse capable de mettre le feu à la banquise. Elle a le bagout et la niaque des suffragettes anglaises qui défiaient les élites coloniales machistes du début du XXe siècle. Née à la Chaux-de-Fonds, d’ascendance camerounaise, elle vient d’être sanctionnée par le Conseil de l’Union européenne.

Guy Mettan

Les Européens devant l’immense défi ukrainien

On peut rêver. Imaginons que Trump et Poutine tombent d’accord sur un cessez-le-feu, sur les grandes lignes d’un accord finalement approuvé par Zelensky. Que feraient alors les Européens, si fâchés de ne pas avoir été invités en Alaska? Que cette hypothèse se confirme ou pas, plusieurs défis controversés les attendent. (...)

Jacques Pilet

Trouver le juste cap dans la tempête

La tornade qui, en Europe, s’est concentrée sur la Suisse nous laisse ébaubis. Le gros temps durera. Ou s’éclaircira, ou empirera, selon les caprices du grand manitou américain. Les plaies seront douloureuses, la solidarité nécessaire. Il s’agira surtout de définir le cap à suivre à long terme, à dix, à (...)

Jacques Pilet

Rencontre inédite avec le vice-président de la Douma russe

Non, il n’a pas de cornes ni de queue fourchue, ni même de couteau entre les dents. Il ne mange pas non plus d’enfants ukrainiens au petit-déjeuner. Piotr Tolstoy semble être un homme normal. Quoique. A la réflexion, l’arrière-arrière-petit-fils de l’écrivain Léon Tolstoï possède un sens de l’ironie et un (...)

Guy Mettan

Les empires sont mortels. Celui de Trump aussi

Dans mon précédent papier, j’ai tenté de montrer comment la république impériale américaine (selon le titre d’un livre de Raymond Aron publié en 1973 déjà!) était en train de se transformer en empire autoritaire et velléitaire sous la férule Sa Majesté Trump 1er. Bonne nouvelle: les empires sont mortels et (...)

Guy Mettan

Surveillance, censure: le plan «Going Dark» de l’UE est en marche

Ce vaste programme conçu par l’Union européenne en 2023 a été relancé ce 25 juin. Il s’agit d’inciter les Etats membres à accélérer les mesures de surveillance des réseaux sociaux et même des mails. Pour lutter contre la «désinformation». Autrement dit: ce qui contrarie les discours officiels. Pourquoi cette offensive (...)

Jacques Pilet
Politique

France-Allemagne: couple en crise

De beaux discours sur leur amitié fondatrice, il y en eut tant et tant. Le rituel se poursuit. Mais en réalité la relation grince depuis des années. Et aujourd’hui, l’ego claironnant des deux dirigeants n’aide pas. En dépit de leurs discours, Friedrich Merz et Emmanuel Macron ne renforcent pas l’Europe.

Jacques Pilet