Bons baisers d’Irkoutsk

Publié le 3 septembre 2021
«Dans les geôles de Sibérie» a été publié en février 2020 par Yoann Barbereau, ancien directeur de l’Alliance française à Irkoutsk. A sa sortie, le roman a fait beaucoup de bruit et nombre de médias ont donné la parole à son auteur, qui fustigeait le «régime de Poutine». La réalité est quelque peu différente. Contre-enquête.

Félix Baumann, Suisse résidant à Irkoutsk où il a fondé une école de langues


Dans ce roman autobiographique, Yoann Barbereau donne sa version des faits concernant l’affaire qui lui a valu une condamnation par contumace à 15 ans de colonie pénitentiaire en 2016 pour diffusion de matériel à caractère pornographique, et raconte sa fuite de Russie. Très présent dans les médias, il se présente comme une victime des services secrets russes, du système judiciaire russe ainsi que des relations politiques franco-russes. Il se livre aussi à une critique acerbe du ministère des Affaires étrangères français ainsi que de l’Ambassade de France à Moscou. 

Suite à une décision du tribunal administratif de Paris, l’Etat français a par ailleurs été condamné à lui verser 300’000 euros pour ne pas avoir appliqué la «protection fonctionnelle» jugeant que la procédure qui le visait «s’inscrivait dans un contexte de poursuites concomitantes menées par les autorités russes contre le réseau des Alliances françaises installées sur le territoire, et visait en réalité le requérant en raison de ses fonctions et de la coopération qu’elles impliquaient avec les autorités locales» (France Bleu 24 avril 2020).

L’affaire vue d’Irkoutsk

Fêté comme un héros par la presse française, invité sur les plateaux de télévision, l’autoproclamé meilleur Directeur de l’Alliance française d’Irkoutsk de tous les temps n’a pas laissé que de bons souvenirs sur place. Contrairement à ce qu’il crie sur tous les toits, son bilan professionnel à la tête de l’Alliance française d’Irkoutsk est catastrophique. Alors que le portrait d’un Casanova assoiffé de liberté cavalant à travers les plaines de Russie séduit les lectrices et lecteurs de son roman, on a dans les faits plutôt affaire à un mari volage parfois violent (voir le témoignage de son ex-épouse sur Radio Svoboda du 28 novembre 2017).

A Irkoutsk, je me suis entretenu avec différentes personnes qui ont collaboré avec Yoann Barbereau au sein de l’Alliance française locale: la Directrice, le Président, d’anciennes employées et des enseignantes y travaillant actuellement, la comptable. J’ai également rencontré des traductrices qui ont travaillé pendant le procès de Barbereau. Certaines de mes interlocutrices ont connu quatre prédécesseurs à la tête de l’Alliance française à Irkoutsk de 1997 à ce jour. Les points suivants ont été mentionnés:

1. Yoann Barbereau a géré l’argent de l’Alliance française, donc celui du contribuable français, de façon désastreuse. Pire, il a utilisé des fonds publics à des fins privées. De plus, il s’est énormément engagé dans le but de développer un projet (ouverture d’une boulangerie française à Irkoutsk avec un boulanger d’Annecy) ne relevant pas de ses compétences et ne répondant pas aux objectifs de l’organisation, à savoir la promotion de la langue et de la culture française. Conséquences : des caisses vides, des salaires qui peinent à être versés et des relations avec les employés qui se détériorent. Dans un procès intenté par trois collaboratrices pour licenciement abusif décidé par Yoann Barbereau, l’Alliance française d’Irkoutsk a été condamnée pour n’avoir pas respecté le code du travail russe. Etant donné que Barbereau était déjà aux arrêts au moment du jugement (mars 2015), la Directrice actuelle a dû assumer les conséquences : c’est elle qui a dû représenter l’Alliance au tribunal, réintégrer les personnes injustement licenciées et gérer les conflits au sein du personnel liés à la pagaille de l’ère de Barbereau. Aussi bien sur le plan financier que juridique, il y a eu des manquements graves de la part de Barbereau.

2. On me raconte que ses problèmes sur le plan privé (relations houleuses avec son ex-épouse) ont eu une influence sur ses relations professionnelles qui ont conduit à des conflits avec le personnel, notamment avec ses éléments les plus expérimentés. Ses multiples conquêtes féminines au vu et au su de toutes ont provoqué des remous au sein de l’équipe. 

3. Les employés soulignent que l’affaire Barbereau a eu des conséquences très néfastes pour l’Alliance française d’Irkoutsk en tant qu’organisation, mais aussi sur le plan personnel pour le président de l’Alliance française qui occupait un poste élevé au sein de l’administration de la région d’Irkoutsk et qui a été licencié suite à l’affaire. Perquisitions, contrôles, ennuis administratifs, rien n’a été épargné à l’Alliance dont la réputation a été ternie et les effectifs d’élèves se sont réduits comme peau de chagrin. Le scandale provoqué par cette histoire a également détruit le travail accompli pendant des décennies afin de développer la culture et la langue française, les échanges et le dialogue interculturel. Finalement, le rayonnement de la France et sa réputation en ont pris un coup et un sentiment d’amertume et de gâchis prévaut chez leurs plus ardents défenseurs sur place.

4. On ajoute, à Irkoutsk, que contrairement à ce qu’il affirme dans la presse et dans son roman, Yoann Barbereau a été extrêmement soutenu de toutes parts après son arrestation, aussi bien sur le plan judiciaire – il a été défendu par deux des meilleurs avocats d’Irkoutsk – que privé, puisque la famille de Yoann Barbereau a été accueillie et aidée lors de son séjour en Russie. Ses avocats ont par ailleurs obtenu qu’il soit transféré en résidence surveillée, fait exceptionnel au regard de l’accusation qui pesait sur lui. Il n’a donc en aucun cas été lâché par le ministère des Affaires étrangères français, a disposé de bien plus de soutien qu’un citoyen ordinaire et obtenu plus que le maximum durant son procès.

Services secrets et épicerie fine

Comment se fait-il qu’un personnage dont le bilan et le portrait sont si peu reluisants jouisse d’une image aussi positive dans les médias? La stratégie mise en place par Yoann Barbereau est extrêmement simple et efficace: politiser une affaire à caractère privé. Pour ce faire, il explique ses déboires à Irkoutsk par ses liens avec l’ancien maire de la ville, qu’il qualifie d’opposant au président Poutine. Cette affirmation est trompeuse à double titre: d’une part, il n’était pas ami avec V. Kondrachov et d’autre part, celui-ci n’a rien d’un opposant. Homme d’affaires brillant reconverti en politique, il a adhéré au parti communiste, puis à Russie Unie, pour ensuite terminer sa carrière comme vice-gouverneur sous la bannière communiste suite à sa non-réélection au poste de maire en 2015. Cette distorsion de la réalité est fondamentale, puisqu’elle fait penser que Barbereau est victime de ses relations avec l’opposition politique.

Dans son roman, il tire sur les plus grosses ficelles pour décrire Irkoutsk et la Russie: pauvreté, services secrets, asile psychiatrique, prison, violence, tout y est dépeint avec noirceur. Cette description est formatée pour les lecteurs et lectrices européens qui voient en Barbereau un Don Quichotte ou un James Bond fuyant un pays horrible. En réalité, la politisation de son cas était sa seule chance de sortir du guêpier dans lequel il était fourré. Pour cela, il a utilisé le besoin de sensationnalisme de la presse française et des stéréotypes iniques à propos de la Russie. Les médias ont de façon générale servi de caisse de résonance au discours tenu par Yoann Barbereau pour la simple raison qu’il répond parfaitement à leurs attentes quand il s’agit de traiter de la Russie.

Or, certaines informations fausses auraient été très simples à vérifier et d’autres renseignements pertinents faciles à trouver. En se présentant comme victime du système judiciaire russe et comme prisonnier, il ose des comparaisons en citant Soljenitsyne pour créer l’illusion d’avoir partagé une expérience similaire. En réalité, Barbereau a passé 71 jours en détention provisoire et pas en colonie pénitentiaire, puis une année en résidence surveillée, nourri et blanchi par le contribuable français, ripaillant dans les meilleurs restaurants de la ville et faisant ses emplettes dans la plus fine épicerie! On ne sait pas si Yoann Barbereau est coupable de diffusion de matériel pornographique, mais le personnage qu’il a créé dans son roman et dans les médias relève de l’imposture. La presse, elle, serait bien inspirée de s’intéresser aux faits qu’elle relaie, faute de quoi elle risque de desservir la cause qu’elle prétend défendre, à savoir la quête de la vérité. Les véritables victimes de cette affaire sont malheureusement celles et ceux qui s’emploient depuis des décennies à promouvoir la langue et la culture française ainsi que le dialogue interculturel.

Avec la collaboration d’Inna Gorbunova, Ana Mukomel, Elena Vyssokikh, Philippe Guichardaz et Guy Mettan.

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