Au-delà de la binarité des sexes et autres visions du réel

Publié le 15 avril 2018

Si la remise en cause de la binarité est controversée, le documentaire «Ni d’Eve ni d’Adam» va au-delà de l’identité féminine ou masculine et redirige le débat
sur le respect d’une identité vécue et parfois non choisie. – © Vision du réel

Les personnes intersexes sont à l’honneur du film de Floriane Devigne présenté en première à Vision du réel à Nyon. Les hermaphrodites, comme on les appelait à l’époque représentent entre 1 et 2% des naissances dans le monde. Même statistique que les roux, précise le film. En immersion avec les préoccupations de Déborah, Audrey, M. et quelques autres – surtout des femmes, il faut bien l’avouer – ce documentaire franco-suisse pose la question du genre, sans binarité.

On entre dans une chambre d’hôtel. Puis dans une autre. Une troisième. Une quatrième. Et puis c’est ici: la chambre où les parents de M. lui on dit – ou avoué – qu’elle était intersexe. M., commence alors à raconter son histoire au travers de mails échangés avec Déborah, étudiante à l’université de Lausanne et elle-même intersexe. La narration de ce film se fait entre ces deux personnes dont on a décidé qu’elles seraient des femmes à leur naissance, en dépit des «tissus testiculaires» ou autres «gonades» présentes dans leur organisme de bébé.

Au travers des récits, on approche les thèmes de l’identité, de la sexualité, de la honte, du chagrin et des choix, au-delà des questions physiologiques. Des préoccupations qui semblent dépasser celles purement «intersexe», puisque les catégories de genre, de non genre, de troisième genre, de genre autre, etc. entrent peu à peu dans le débat public et politique. Si la remise en cause de la binarité est controversée, le documentaire «Ni d’Eve ni d’Adam. Une histoire instersexe» va au-delà de l’identité féminine ou masculine – qu’est-ce que cela veut dire d’ailleurs? – et redirige le débat sur le respect d’une identité vécue et parfois non choisie. 

L’une des narratrices ne trouve d’ailleurs pas toujours ses mots pour définir ses sentiments. Elle avoue parfois au milieu d’une phrase: «C’est difficile à expliquer.» Elle admet un mélange entre une envie de revendiquer un genre, tout en évoquant la non-importance totale de ces questions. On se demande donc: parler de genre, n’est-ce pas une manière de fixer les catégories? Le film ne donne pas de réponses figées: il sert davantage d’outil pour casser les tabous et préfère montrer la diversité de l’intersexuation: on peut être «femme», «homme», «d’abord intersexe» ou «intersexe aussi», bien le vivre ou ne pas être en accord avec son corps. 

L’inquiétude ne justifie pas la chirurgie

La difficulté de vivre cette identité «hors-norme» est d’ailleurs passablement liée au traitement médical de l’intersexuation. Le film interroge: de quel droit les médecins choisissent-ils le sexe d’un bébé, uniquement sur des critères physiologiques? Comment osent-il parfois effacer, au travers de discours, le chromosome Y chez les femmes pour qu’elles soient totalement intégrables à la société? Et s’il était plus respectueux d’attendre la majorité d’une personne avant de faire un quelconque choix sur sa sexualité? «On n’opère pas un enfant simplement parce que les parents sont inquiets», revendique l’un médecin du film. L’inquiétude ne justifie pas la chirurgie. Un homme intersexe s’offusque: choisir le sexe d’un enfant, c’est une sorte de viol. Les pratiques médicales semblent avoir partiellement changé; le film n’en parle pourtant que très peu. 

Une scène est néanmoins particulièrement bouleversante: Déborah explique à sa sœur Sereina 16 ans ce que signifie être intersexe. Elle détaille tout spécifiquement ses aller-retours à l’hôpital pendant la préadolescence et l’adolescence. Des rendez-vous pour vérifier qu’elle peut avoir des rapports sexuels normaux avec un homme. En un mot, qu’elle peut être pénétrée. Les «vérifications» se font sous narcose totale, à intervalle régulier, tous les 3 mois à 6 mois environ. La vie émotionnelle ne semble pas être la priorité. 

Ce film est militant certes, mais il n’est jamais caricatural. Le propos n’est pas normatif ni moralisant. Il est simplement convaincant et ouvre tout un pan sur les réflexions de genre, les stéréotypes ou les jugements douteux qui ont encore cours dans notre société: ceux d’être «normal». 


On a aussi vu 

Owning the weather 

Et si on avait prise sur la météo? C’est la question que pose Owning the weather, un film documentaire qui a maintenant presque dix ans et qui reste pourtant d’actualité. Le propos, critique vis-à-vis de notre société qui pense pouvoir contrôler à bon escient le climat pour éviter les catastrophes naturelles – tragédies souvent déjà provoquées par l’humain par ailleurs – propose une rafale d’interviews, d’arguments et de contre arguments. 

La bande annonce de Owning the weather

Si la construction du documentaire est parfois épuisante par son empilement d’informations, quelques phrases peuvent néanmoins être mises en lumière pour démêler les réflexions que l’on est poussé à avoir: le changement climatique est une question de société et non un problème de technologie. La solution doit-elle donc se poser au niveau de l’humain, ou de la bio-ingénierie? Et si l’humain trouvait vraiment le moyen de prendre le contrôle de ce que nous avions toujours considéré comme étant du «fait naturel», qui serait derrière les manettes de ce nouveau pouvoir? Pas de réponse préétablie, le spectateur est seul à devoir se positionner. 


La séparation des traces 

Francis Reusser propose dans son nouveau film une sorte d’autobiographie; presque une «autofiction» affranchie des codes traditionnels. Mêlant des plans d’archives documentaires à celle de ses films de fiction, le cinéaste vaudois lie son histoire personnelle au moyen d’une narration construite avec son fils. «Construite» est d’ailleurs un grand mot pour celui qui revendique le fait de tourner un film avant de l’écrire.

Francis Reusser (à droite) et son fils Jean Reusser. © BPLT

Engagé, critique et sans romantisme, le récit tient en haleine et représente une subtile entrée en matière dans un pan d’histoire humaine – particulièrement pour les quelques spectateurs de moins de 30 ans présents dans la salle hier soir à qui il manquait peut-être des sous-titres explicatifs. Volontairement libellée par Francis Reusser comme un essai, La séparation des traces floute complètement les frontières entre la réalité et la fiction, les faisant cohabiter pour raconter une part de ce que le cinéaste a bien voulu dévoiler de lui. 


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