Publié le 12 avril 2020

A quoi s’attendre? Personne ne le sait vraiment à ce moment. – © Foto di Engin_Akyurt da Pixabay

Faute de compétitions sportives, annulées ou reportées, on nous propose une distraction non moins excitante: le décompte des morts par nationalité. Nous n’allons pas tous mourir du Covid-19, mais au moins nous allons tous nous en divertir!

Son message me surprend alors que je traverse un couloir du métro, bondé ce soir-là, la veille du confinement annoncé en France: «Je l’ai.» Il me faut quelques secondes avant de comprendre. Puis je fonds en larmes et entre en spasmes dans un wagon où les derniers passagers libres de se déplacer sans aucune attestation me dévisagent avec un mélange d’embarras et de curiosité. A quoi s’attendre? Personne ne le sait vraiment à ce moment.

Le très cathodique expert en santé, Michel Cymes, nous leurre avec «une gripette», laquelle nécessite toutefois d’enfermer plus de 60 millions de personnes chez elles. Mais j’arrête de pleurer. Il est solide, sportif, sans pathologies. Il s’en sortira. Plus tard il se félicite de ne pas être venu le week-end, de ne pas m’avoir contaminée.

Le «nous» paraît plus qu’abusif pour parler d’un homme et d’une femme qui viennent à peine de se rencontrer ou, dans le meilleur des cas, de se trouver comme dirait Paulo Coelho. Reste que nous vivons la première semaine de sa maladie comme au-dessous du volcan, comme au bord de ce ravin que Lowry décrit en termes de «sacré abîme que tout homme s’offre à l’heure actuelle». Je voudrais qu’il vive, avec ou sans moi. Point.

Quelques jours plus tard, mes premiers symptômes se manifestent. Je fais la bravache et lui en parle au téléphone en riant. Aussitôt le temps commence à s’articuler autrement. Certains matins peuvent être encore solaires et presque indolores, les nuits amplifient les douleurs musculaires et l’angoisse. Le bulletin de santé en continu remplace nos conversations d’autrefois. Thanatos chasse Eros. Nous nous montrons loyaux avant d’avoir eu le temps de nous montrer frivoles. Il ne risque pas de m’envoyer des fleurs, mais une ambulance.

Je respire avec difficulté, sombre souvent dans de mauvais sommeils fiévreux. Entre deux séjours dans le néant à 39°, je me demande comment l’irruption hypothétique de la mort modifie notre histoire, celle que nous n’avons pas pu vivre vraiment. Une question qui dépasse une expérience individuelle pour atteindre – sans prétention aucune – l’universel.

Pas besoin de chercher les réponses très loin alors que les grands textes sont là: dans l’Histoire de la folie à l’âge classique Foucault affirme avec raison que les épidémies pulvérisent nos rêveries modernistes de maîtrise absolue. Collectivement nous semblons à mille lieues de le comprendre et de l’intérioriser. Raison pour laquelle nos contemporains voient dans la mort, surtout à cette échelle, l’échec de la médecine, du politique et des politiques, sinon un complot chinois visant à gouverner le monde.

Source inépuisable de lumières, Hani Ramadan confirme que le Coronavirus s’est abattu sur le monde en réponse à notre débauche. Les néo-féministes y décèlent plutôt la revanche de Gaïa, sans qu’il soit certain que seuls les prédateurs sexuels et les gros pollueurs en périssent. Le vaillant rédacteur en chef de Libération accuse quant à lui les évangélistes rassemblés lors d’une manifestation religieuse dans l’Est du pays d’avoir propagé la maladie sur le reste du territoire.

Quant à l’imperturbable préfet de Paris, Didier Lallement, il fait savoir à tous les malades qu’ils le sont de leur propre faute car confinés comme il se doit, ils n’auraient rien risqué et n’auraient pas, en conséquence, encombré les couloirs des hôpitaux. In extremis, le professeur Raoult descend du firmament scientifique pour multiplier les miraculeuses guérisons à coup de chloroquine. Autant dire que nous nous tuons à escamoter la mort.

Comment? N’en parle-t-on pas assez? Ne la montre-t-on pas assez? Ô, que si, justement! Sauf que c’est comme dans Rambo III ou Robocop II, à partir du centième bougre déchiqueté par une rafale d’arme automatique on ne le remarque même plus. Trop de mort tue la mort. Dans son visionnaire ouvrage Death, Grief and Mourning in Contemporary Britain (London, Cresset Press, 1965), précédé d’une préface intitulée Pornography of Death, qui ferait rougir Leïla Slimani dans son confinement normand, l’anthropologue Goeffrey Gorer établit une corrélation entre le tabou du sexe dans la société britannique de la fin des années 50 et le tabou de la mort.

Inutile de préciser que nous nous sommes planétairement libérés de l’interdit de la pornographie (à l’exception notable de la Chine où vous risquez toujours un camp de rééducation pour un numéro de Playboy planqué sous le matelas). Demeure la pornographie de la mort, plus répandue que jamais: les gens ne meurent pas, ils disparaissent.

A peine a-t-on le temps de lancer une injure à l’adresse d’un ambulancier qui nous réveille aux aurores, que le corps d’un voisin anonyme soigneusement empaqueté dans un sac plastique se volatilise hors de notre vue. Ni pleurs ni couronnes. Incrédule, on cherche la confirmation de notre matinale expérience dans les médias.

Dire que c’est un festin, c’est peu dire. A force de parler sans arrêt des morts du Covid-19, les médias finissent par rendre la mort elle-même étrangère à nos vies. Certes elle n’est pas encore devenue une émotion cinématographique (cela viendra dès la réouverture des salles), mais s’impose déjà comme une émotion télévisuelle. La presse n’est pas en reste.

Faute de compétitions sportives, annulées ou reportées, on nous propose un divertissement non moins excitant: le décompte des morts par nationalité. Vendredi dernier, alors que nous n’en étions pas tout à fait à une demi-finale, les Etats-Unis et le Royaume Uni l’emportaient dans le monde civilisé. Ailleurs, les faits prennent la tournure d’un Rocky Horror Picture Show, à ce point qu’on ne dépêche même pas d’envoyés spéciaux en Afrique – on sait à quoi s’y attendre.

En revanche, Le Monde a marqué les esprits avec un reportage dans la ville équatorienne de Guayaquil où «les cadavres débordent dans les rues». On ignore où exactement se trouve Guayaquil, mais à n’en pas douter pas très loin de chez nous.

Un jour tout cela cessera. Non pas par un Deus ex machina, comme cela est apparu, mais grâce à nos scientifiques, à nos dirigeants, et à nous-mêmes, confinés de l’effroi de la mort jusque dans notre imaginaire. Il sera trop tard pour les deuils, les funérailles, la réflexion.

Parés de masques, nous reprendrons nos activités d’immortels: avec l’outrecuidance propre à notre espèce, avec l’orgueil qui nous empêche d’aimer, et avec l’amnésie salutaire de notre propre bêtise. On se souviendra tout au plus de ces week-ends en amoureux qu’il nous a fallu retarder de plusieurs mois.

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