Merci à Monsieur Lamunière d’avoir partagé ses passions

Publié le 16 juillet 2021
Avec Marc Lamunière (1921-2021) a disparu un patron de presse quasi légendaire en Suisse romande, qui était aussi un humaniste de vaste culture, fou de jazz et très grand lecteur, agnostique porté sur la philosophie et lui-même écrivain de talent sous pseudos. Son dernier livre, «Le Jardin des piqûres», élaboré en complicité avec Jacques Poget, est une somme de réflexions sur un siècle vécu intensément, scellant une vision généreuse, passionnée et pondérée à la fois, souvent drôle et tonique. Salamalec à l’honnête homme!

Ce que je me suis dit l’autre jour en apprenant la nouvelle de la mort de Monsieur Lamunière, comme je me le suis dit il y a quelques mois à la mort du compositeur Julien-François Zbinden qui habitait dans le même quartier des hauts de Lausanne, ou après la mort de Jean Starobinski et de Philippe Jaccottet – tous plus ou moins centenaires comme le fut une Alice Rivaz -, ou encore après la mort des nonagénaires Georges Haldas et Maurice Chappaz, sans oublier mon très cher Alfred Berchtold, c’est que la nature fait parfois tranquillement les choses, sans nous ôter le goût de la vie.

Je crois savoir que Monsieur Lamunière aimait la vie et que les épreuves ne lui auront pas été épargnées pour autant auprès de la femme de sa vie qu’il a accompagnée quatre ans durant en sa cruelle maladie, mais je présume que lui-même n’a pas été trop accablé ni trop révolté à l’approche de sa propre fin, en stoïcien stylé dont je ne sais s’il est décédé en cravate ou le col ouvert, mais sûrement avec la même élégance qui le caractérisait. Je le dis avec une malice qui pourrait être la sienne: l’image la plus ancienne qui me reste de Monsieur Lamunière est celle d’un imposant personnage en costume-cravate et sourire de travers, et je vais donner dans un véritable cliché en situant notre première «rencontre» personnelle dans l’ascenseur de la Tour dont il occupait le onzième étage sommital en tant que patron du journal où j’avais amorcé une collaboration à l’âge de vingt-deux ans – lui et moi seuls sans rien à se dire, autant qu’il m’en souvienne, après un vague salut.

Si je parle de «cliché», c’est dans la mesure où nombre de mes consœurs et frères auront vécu le même «coup de l’ascenseur», faisant en somme figure de scène primitive plus ou moins stressante de leurs relations avec le Boss, et je dois préciser que le pigiste timide et chevelu que j’étais alors, pas tout à fait délesté de ses préventions de marxiste-léniniste des années 68 (nous étions en 70), ne pouvait s’empêcher de voir en Monsieur Lamunière, sinon un ennemi de classe à flinguer dans un monte-charge, du moins un capitaliste avec lequel ses camarades les plus radicaux lui reprochaient de pactiser, m’imposant donc un profil modeste…

Or j’étais loin, à ce moment-là, d’imaginer qu’un tel «bourgeois» fût à la fois un amateur de jazz effréné, un admirateur des surréalistes qui avait connu Picasso en 3D, un sympathisant du bouddhisme pratiquant le yoga autant que la boxe et le ski, un considérable lecteur et un écrivain racé dont je ferais l’éloge 30 ans plus tard d’un superbe recueil de nouvelles au titre appétissant (Le dessert indien), sans flatter trop outrageusement pour autant son auteur.

Le Boss de Sing-Sing…

C’est par nos livres, au demeurant, que nous aurons sympathisé à travers les années, et notamment à propos d’un récit, intitulé Cité de Babel, inséré dans un recueil que j’avais publié en 1994 sous le titre de Par les temps qui courent, où je brossais un tableau satirique assez carabiné de la Tour d’Edipresse, dans les années 90, dont les journalistes et les collaborateurs, désormais désignés en tant que «créatifs» et «administratifs» et soumis à une restructuration qui verrait les anciennes relations personnelles plutôt débonnaires jusque-là se reformater à l’enseigne des «ressources humaines», et divers métiers fleurant bon le plomb et l’huile chaude disparaître, et la fumée et le bar avec…

J’en avais donc écrit ceci: «Au temps de sa modernité flamboyante, la Tour reproduisait, de ses substructures ouvrières à l’étage directorial où le Boss contemplait notre cité en se rappelant tel bon mot de Cocteau à placer mine de rien dans un prochain Comité, les étages de la société capitaliste qu’avec mes camarades de la Jeunesse communiste je m’étais employé quelque temps à analyser»… Et plus loin : «La Tour, alors, avait quelque chose d’une projection mégalomane à l’américaine, et l’on pouvait se figurer, du dehors, que ses parois de verre fumé masquaient ni plus ni moins que l’Avenir en train de se manigancer, tandis que ses habitants y perpétuaient toute sorte de comportements à l’ancienne, en civilisés souvent mal léchés»…

En relisant ces pages que je trouve, aujourd’hui, par trop tarabiscotées, j’y vois cependant une juste critique d’un début de déshumanisation technocratique dont je présume qu’elle déplaisait aussi à Monsieur Lamunière.

Lequel, dans l’ascenseur, me dit un soir, après avoir lu ce livre que je lui avais dédicacé, qu’il l’avait apprécié tout en ajoutant, d’un ton sarcastique, qu’il s’était un peu étonné d’y découvrir une image de son entreprise aussi effrayante que la prison de Sing-Sing; mais peu après, dans le premier de ses messages plus personnels voire amicaux, qu’il m’adressa en réponse à mes envois, il revenait plus chaleureusement sur la musicalité de mon écriture, mon évocation d’une virée aux States et le récit du dernier jour de la vie de mon père, dans le récit intitulé Tous les jours mourir, qui l’avaient touché. Ainsi Monsieur Lamunière oscillait-il entre la pointe de second degré et le propos à visage plus découvert, pudiquement sincère.

Emule d’Epicure et de Montaigne…

Cette pudeur virile d’un «patriarche» genre vieux mâle blanc hétéro qu’il est à la mode aujourd’hui de dégommer, n’a pas empêché Monsieur Lamunière de se livrer, en profondeur autant qu’en surface, sans rien toucher (ou presque) de sa vie privée, dans la très remarquable série d’entretiens, à la fois oraux et plus ou moins repris de ses écrits sur fiches, menés par Jacques Poget et constituant la passionnante conversation du Jardin des piqûres où se déploient, à partir de sa très riche expérience et sur un siècle aux fantastiques mutations sociales et psychologiques, maintes réflexions sur la vieillesse et la mort dont-on-ne-peut-rien-dire, la vie sous tous ses aspects nourrissant une insatiable curiosité, la religion et la philosophie, l’art et la musique, etc.

Monsieur Lamunière, en cravate ou à col ouvert, incarne à mes yeux toute une société, partiellement en voie de disparition, et toute une Suisse, toute une multiculture à la fois enracinée et ouverte au monde, toute une philosophie qu’on pourrait dire du «milieu juste» – selon l’expression de Montaigne (l’un de ses penseurs de référence, avec les stoïciens et les bouddhistes), plus que du «juste milieu» pépère à la vaudoise.

Si j’ai cité le noms de Jean Starobinski et de Philippe Jaccottet au début de cet hommage, ou celui d’Alice Rivaz, centenaires de haut rang littéraire, à côté de celui de Monsieur Lamunière qui se disait plus humblement dilettante en tant qu’écrivain, c’est que son feint amateurisme, en toutes choses, relevait d’une passion et d’un engagement humain qu’on peut dire celui des «bons génies de la Cité».

«Je pense que l’écriture est le fond de ma nature», déclare Marc Lamunière, alias Marc Lacaze auteur du mémorable Dessert indien (que son auteur dit la meilleure chose qu’il ait écrite), alias Ken Wood le storyreller à l’américaine, quand il parle de ses autres excursions dans la peinture et la musique, mais cela fait-il de lui un écrivain «à part entière»?

Lui-même ne fait pas mine de le penser, même s’il précise que cela ne lui aurait pas déplu, mais sa façon de lire le monde, sa façon de se nourrir des grandes textes et de les citer sans pédantisme, sa façon de partager ses passions, sa façon de réfléchir au sens de la vie et de transformer les données de la réalité en figures imaginaires poétiquement plus-que-réelles – comme dans Le dessert indien en sa profonde fantaisie –, sa façon enfin de jouer comme il jouait en son enfance, ces multiples façons de vivre représentent bel et bien une forme d’écriture ici et là touchée par la grâce avant de revenir sur cette terre «qui est parfois si jolie», etc.

Où la culture vécue se distille avec humour…

Usant de leur formule répétitive préférée, les médias auraient pu titrer, à la mort de Monsieur Lamunière, qu’il avait «rejoint dans les étoiles» son épouse Pomme et la chanteuse de jazz Ella Fitzgerald ou la danseuse Joséphine Baker par la même occasion, son ami Albert Skira le génial éditeur qui l’introduisit chez un certain Pablo Picasso en qualité de garde du corps ancien boxeur, ou le chien qui faillit lui coûter la vie une première fois un jour qu’il tentait de l’arracher au flot tumultueux d’un canal.

Or Monsieur Lamunière aurait été le mieux placé, à vrai dire, pour rédiger sa «nécro», se dit-on à la lecture des inénarrables récits qu’il fait de deux de ses trépas ratés, et d’un discours de chef d’entreprise à hurler de rire.

Deux miracles ont bel et bien valu à l’agnostique Monsieur Lamunière d’avoir échappé à la mort: le premier, quand se jetant dans un canal pour y sauver son chien, lui-même se trouva emporté puis tiré in extremis de là par une main «divine» quoique tout humaine, après que son chien en eut réchappé tout seul; le second au fil d’un vol hallucinant en coucou du désert, entre le Tassili, dont il avait visité les sublimes vestiges rupestres avec son épouse, et Alger, quand un passager clandestin nigérian surgit de nulle part pour débloquer la porte du poste de pilotage verrouillé alors que l’avion se trouvait en pilotage automatique…

S’il ne fut pas écrivain «à part entière», Monsieur Lamunière, qui sait le poids des mots autant que leur magie, et en joue aussi brillamment en artiste «proustien» qu’en potache à la Desproges, se prenait si peu au sérieux qu’il était devenu un expert en matière d’humour et plus encore: un praticien. La preuve en est un extravagant discours d’entreprise reproduit dans Le Jardin des piqûres, où il est question du «recyclage du PET»…

Dans les années 1970-72, à l’instigation de René Langel, autre quasi centenaire toujours en vie, également fou de jazz et compère proche de Monsieur Lamunière, qui m’accueillit dans son magazine de la Tribune-Dimanche avec d’autres jeunes gens, dont Richard Garzarolli, nous lançames une série «écolo» avant l’heure à l’enseigne de S.O.S Survie, où parurent, mois après semaines, de très nombreux reportages et interviews consacrés aux multiples aspects de la dégradation de l’environnement. Si nous faisions figures de pionniers dans la presse romande, la série, tendant à s’allonger selon la loi du genre, finit par exaspérer Monsieur Lamunière, au dire de notre ami René, sans que le Boss n’intervînt jamais pour autant.

N’empêche qu’on peut voir, dans sa délirante variation scientifico-poétique sur le «recyclage du PET», jouant sur le mot sans vergogne en évoquant les multiples façons de renouveler l’énergie des vesses humaines menaçant la couche d’ozone, une réponse qui aura fait la nique à notre S.O.S quitte à abuser du contrepet…

Enfin c’est sur le thème des passions partagées que je bouclerai ce salamalec de reconnaissance à Monsieur Lamunière, y associant tous ceux qui, journalistes comme un Jacques Pilet (qui l’invita à donner des chroniques au Nouveau Quotidien), entre tant d’autres, musiciens de jazz qu’il a accompagnés ou invités dans son studio perso pour y réaliser des enregistrements, sans oublier son fils Pierre à la relève et tant de gens du livre et de la presse, des arts et de la culture au sens le plus incarné du terme tel que, précisément, Monsieur Lamunière la vivait sans l’étaler mais pour en distiller le plus vivifiant, au rythme jazzy de son optimiste vision.


Marc Lamunière, «Le Jardin des piqûres. Vision d’un centenaire sur sa vie, le siècle écoulé et les jours qui restent. Rencontres avec Jacques Poget.» Editions de L’Aire, 2021. 210p.

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